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Peint en gris foncé, sans autre marque qu’un petit drapeau américain sur le stabilisateur vertical, le McDonnell Douglas C-17 volait au-dessus d’un océan de nuages blanc perle qui recouvraient la glace aveuglante de l’Antarctique comme un ptérodactyle géant et déplumé sur un paysage mésozoïque.
Le capitaine de l’Air Force Lyle Stafford se sentait bien dans son cockpit, survolant le continent gelé. Normalement, il faisait l’aller et retour entre Cnristchurch, en Nouvelle-Zélande, et les stations polaires américaines éparpillées en Antarctique. Il transportait des scientifiques, des équipements et des provisions. Cette fois-ci, on lui avait demandé sans préavis de transporter les équipes d’assaut rapidement assemblées jusqu’à la plate-forme de Ross et de les déposer au-dessus des installations minières des Destiny Enterprises.
Stafford ressemblait plus à un directeur de relations publiques qu’à un pilote. Des cheveux gris bien peignés, le sourire prompt, il était toujours volontaire pour aider l’Air Force et les organisations charitables.
Au cours de la plupart des vols, il lisait un livre tandis que son copilote, le lieutenant Robert Brannon, un Californien osseux dont les genoux arrivaient presque à son menton lorsqu’il était assis, s’occupait des contrôles et des instruments.
Presque à regret, il leva les yeux de son livre, Le Journal d’Einstein de Craig Dirgo, regarda par la fenêtre de son côté puis l’écran du système de positionnement par satellite.
— Il est temps de se remettre au travail, annonça-t-il en posant l’ouvrage.
Il se tourna et sourit au major Tom Cleary, penché sur un strapontin derrière les pilotes.
— Il est à peu près temps de commencer à inhaler l’oxygène, major, et à vous y accoutumer.
Cleary regarda à travers le pare-brise par-dessus la tête des pilotes, mais il ne distingua que la mer de nuages. Il supposa qu’un coin de la plate-forme de Ross s’étendait quelque part devant et en dessous de l’appareil.
— Comment est mon timing ?
Stafford montra le tableau des instruments.
— Nous survolerons votre lieu de largage dans une heure. Vos hommes sont-ils prêts et impatients ?
— Prêts, sans doute, mais je ne dirais pas qu’ils sont impatients. Tous ont sauté d’un avion à réaction à 12 000 pieds une fois ou l’autre, mais jamais d’un appareil volant à 600 kilomètres/heure. Nous sommes habitués à sentir l’avion ralentir avant que la rampe s’abaisse.
— Désolé, mais je ne peux vous amener plus près, plus lentement, ni plus bas, dit Stafford d’un ton navré. Le but est que vos hommes et vous atterrissiez sur la glace sans être découverts. On m’a ordonné en termes très précis de faire mon vol habituel de ravitaillement sur McMurdo Sound de façon aussi habituelle que possible. Je me suis approché aussi près que j’ai osé sans éveiller de soupçons. En fait, vous allez devoir marcher en silence sur 15 kilomètres jusqu’à votre cible, à l’extérieur des limites de sécurité.
— Le vent souffle de la mer, ce qui joue en notre faveur, dit Brannon.
— La mer de nuages aussi, ajouta Cleary. Et s’ils ont un système radar en bon état, l’opérateur devra avoir deux paires d’yeux pour nous détecter, entre le moment où nous sortirons et celui où nous déploierons nos parachutes.
Stafford fit un léger changement de cap puis répondit :
— Je ne vous envie pas, major, de devoir sauter d’un avion bien chauffé dans ce désert glacé à plus de 35°C sous zéro. Cleary sourit.
— Merci de ne pas m’avoir servi l’habituel « Sauter d’un avion en parfait état » des vieux pilotes. J’apprécie.
Tous rirent un moment de cette blague de professionnels. Depuis des lustres, on posait toujours la même question aux parachutistes : « Pourquoi sautez-vous d’un avion en parfait état ? », et surtout les pilotes. Cleary avait pris l’habitude de répondre : « Quand il existera un avion en parfait état, j’arrêterai de sauter. »
— Et pour le froid, poursuivit Cleary, nos combinaisons chauffées électriquement nous empêchent de nous transformer en glaçons pendant que nous descendons à une altitude plus chaude.
— Les nuages s’étendent aussi à mille pieds du sol, de sorte que vous ne verrez rien pendant une grande partie de votre descente puisque vos boussoles et les instruments GPS ne fonctionnent pas, dit Brannon.
— Les hommes sont parfaitement entraînés. La clef d’un saut de haute altitude réussi, en ouverture retardée, est de sortir en groupe et de faire en sorte que tout le monde soit à peu près à la même altitude.
— Nous allons vous lâcher sur un mouchoir de poche. Mais ça ne sera pas du gâteau.
— Non, reconnut Cleary. Je suis sûr que, dès que nous aurons quitté votre avion, vous regretterez que nous ne soyons pas tombés dans un enfer brûlant.
Stafford vérifia à nouveau les instruments.
— Quand vous et vos hommes aurez fini d’inhaler, je dépressuriserai la cabine. Tout de suite après, j’allumerai les warnings de vingt et dix minutes pour vous et pour mon équipage. Je vous avertirai par l’intercom quand nous serons à six minutes du point de largage. À deux minutes, je descendrai la rampe.
— Compris.
— À une minute, continua Stafford, je ferai sonner une fois la sirène d’alarme. Ensuite, quand nous serons juste au-dessus du point, j’allumerai la lumière verte. À la vitesse à laquelle je volerai, vous devrez sauter vite et en groupe.
— C’est exactement ce que nous avions prévu.
— Bonne chance, dit Stafford en tournant son siège de pilote pour serrer la main du major.
— Merci pour la balade, dit Cleary avec un sourire.
— Ça nous a fait plaisir, répondit sincèrement Stafford, mais j’espère que nous n’aurons pas à le refaire de sitôt.
— Moi non plus !
Cleary se leva et quitta le cockpit, se dirigeant vers la soute à marchandises caverneuse à l’arrière de l’appareil. Les soixante-cinq hommes assis là formaient un groupe sérieux, déterminé et d’un grand calme, considérant le péril incertain qu’ils allaient affronter. Ils étaient jeunes, entre vingt et vingt-quatre ans. Ils ne riaient pas, ne parlaient pas pour ne rien dire, ne plaisantaient pas. Un observateur les aurait cru occupés à vérifier et à revérifier leur équipement. Le groupe était constitué d’un échantillon des meilleurs combattants américains, rapidement assemblés à partir d’unités spéciales proches de l’Antarctique où elles avaient pour mission de s’opposer au trafic de drogue en Amérique du Sud. Une équipe de SEAL de la Navy, de membres de l’élite des Delta Forces de l’Armée et une équipe des Forces de Reconnaissance de la Marine… un mélange de guerriers secrets, chargés d’une mission qu’aucun d’eux n’aurait pu imaginer.
Quand la Maison Blanche eut alerté le Pentagone, ce qui leur manqua le plus, ce fut le temps. Une unité des Forces Spéciales plus importante était partie des États-Unis, mais n’atteindrait pas la baie d’Okuma avant trois heures, un délai qui pouvait se révéler trop long et désastreux. Les avertissements de l’amiral Sandecker n’avaient pas été accueillis avec enthousiasme par les principaux collaborateurs du Président, ni par les Chefs d’État-Major des Forces Armées. Au début, personne n’avait voulu croire à cette histoire incroyable. Ce ne fut que lorsque Loren Smith et divers savants eurent ajouté leur poids à la demande d’action que le Président accepta d’ordonner au Pentagone d’envoyer une unité pour arrêter le cataclysme de plus en plus imminent.
On repoussa rapidement l’idée d’une attaque aérienne avec envoi de missiles à cause du manque complet de renseignements. La Maison Blanche et le Pentagone ne pouvaient pas non plus être absolument sûrs qu’ils n’allaient pas s’attirer la réprobation du monde pour avoir détruit une banale usine et des centaines d’employés. Ils ne savaient pas non plus exactement où se trouvait le centre de commandement de la destruction de la terre. Tout ce qu’ils savaient, c’est qu’il était caché quelque part dans une chambre de glace souterraine, à des kilomètres de l’installation. Les Chefs d’État-Major des Forces Armées décidèrent qu’un assaut terrestre avait les meilleures chances de succès et ne déclencherait aucune protestation internationale s’ils s’étaient trompés.
Les hommes étaient assis sur leurs pesants sacs à dos, portant leurs parachutes. Ils procédaient à une ultime inspection. Leurs sacs étaient pleins de matériel de survie et de munitions pour le nouvel Eradicator Spartan Q-99, une arme mortelle pesant près de 4,5 kilos, intégrant un fusil de chasse automatique à douze coups et un fusil automatique de 5,56 millimètres, avec lunette de visée et un canon de gros calibre au centre, tirant de petits missiles à fragmentation qui explosaient au plus léger impact en donnant des résultats spectaculaires. Les chargeurs de rechange, les cartouches des fusils et les missiles fissibles pesaient près de 10 kilos et ils les portaient dans des sortes de sacoches attachées autour de leur taille. Le rabat supérieur de la sacoche contenait une planchette de navigation complète avec une boussole marine Silva et un altimètre digital, tous deux bien visibles pour le para qui tombait avec son parachute.
Le capitaine Dan Sharpsburg conduisait l’équipe des Delta Forces de l’armée tandis que le lieutenant Warren Garnet était à la tête de l’équipe des Forces de Reconnaissance de la Marine. Le lieutenant Miles Jacobs et son équipe de SEAL, qui avaient déjà aidé la NUMA sur l’île Saint-Paul, faisaient aussi partie de la force d’assaut. Le groupe tout entier était sous le commandement de Cleary. Celui-ci, vétéran des Forces Spéciales, était en permission avec sa femme et profitait des joies du parc de jeux Kruger, en Afrique du Sud, quand on l’avait mobilisé pour prendre le commandement de l’unité d’assaut de fortune. C’était probablement la première fois de l’histoire militaire américaine que des unités spéciales différentes étaient rassemblées pour n’en faire qu’une seule.
Pour cette mission, les hommes allaient utiliser un nouveau système de parachute à air dynamique, appelé le MT-1Z ou Zoulou. Avec une finesse de quatre, le parachute pouvait parcourir quatre mètres horizontalement pour chaque mètre descendu, une performance que les trois équipes appréciaient à sa juste valeur.
Cleary examina les deux rangées d’hommes. L’officier le plus proche, Dan Sharpsburg, pencha la tête et sourit. C’était un rouquin plein d’humour et un vieil ami, probablement le seul vraiment impatient d’effectuer ce plongeon suicidaire. Dan « chassait les avions » depuis des années, remplissait les fonctions d’instructeur de chute libre militaire au sein de la prestigieuse école de chute libre militaire de Yuma pour les Forces Spéciales, en Arizona. Quand il n’était pas en mission ou à l’entraînement, il faisait du saut avec des civils, pour le plaisir.
Cleary avait à peine eu le temps de regarder les états de service de Jacobs et de Garnet, mais il savait que ces deux-là étaient les meilleurs des meilleurs dénichés par la Navy et les Marines pour des missions de Forces Spéciales. Bien qu’il fût un vieux de l’armée, il savait bien que les SEAL et les équipes des Forces de Reconnaissance de la Marine faisaient partie des meilleurs combattants du monde.
En regardant ces hommes, l’un après l’autre, il pensait que s’ils survivaient au saut et à l’atterrissage sur l’objectif, il leur faudrait ensuite affronter les forces de sécurité des Wolf. Une petite armée de mercenaires, bien armés et bien entraînés, d’après ce qu’on lui avait dit, dont beaucoup avaient servi dans les mêmes corps que les hommes dans l’avion. Non, se dit Cleary. Ça n’allait pas être du gâteau.
— Dans combien de temps ? demanda Sharpsburg, tendu.
— Moins d’une heure, répondit Cleary en longeant la rangée d’hommes et alertant Jacobs et Garnet. Après quoi, il se tint au milieu des combattants unis pour donner ses dernières instructions. Chacun avait des photos aériennes, prises par satellite, dans une poche de sa combinaison thermique. Le point d’atterrissage était un grand champ de glace, à l’extérieur de l’installation minière, dont le paysage brisé et accidenté leur offrirait une petite protection quand ils se regrouperaient, après le saut. Le plan prévoyait ensuite l’assaut du centre d’ateliers principaux de l’installation, où on espérait qu’étaient regroupées les commandes de l’Apocalypse. Les experts militaires pensaient qu’il y aurait moins de blessés s’ils attaquaient de l’extérieur plutôt que s’ils atterrissaient dans le labyrinthe des constructions, des antennes, des machines et des équipements électriques.
La coordination devait se faire quand toutes les unités seraient au sol et rassemblées pour l’assaut. Ceux qui se seraient blessés en atterrissant devraient supporter le froid. On s’en occuperait plus tard, quand l’installation serait sous contrôle et tous les systèmes ou équipements destinés à couper la banquise détruits.
Rassuré de constater que tous savaient ce qu’on attendait d’eux, Cleary se dirigea vers l’arrière de la soute à marchandises et enfila son parachute et son sac. Il demanda ensuite à un des hommes de Sharpsburg d’inspecter son ensemble de saut, en insistant sur l’équipement d’oxygène qu’il utiliserait pendant la longue chute.
Finalement, il s’appuya à la porte close de la rampe et agita la main pour attirer l’attention des hommes. À partir de cet instant, toutes les communications avec l’ensemble de l’équipe d’assaut allaient se faire par signes, ce qui était la façon habituelle de procéder. Les seules comnunications orales avant le saut seraient réservées à Cleary, Sharpsburg, Jacobs, Garnet et Stafford dans le cockpit. Quand ils seraient hors de l’avion et sous leurs parachutes, chaque homme communiquerait avec sa radio Motorola, sur des fréquences brouillées.
— Pilote, ici directeur de saut.
— Je vous reçois, major, répondit la voix de Stafford. Prêt à sauter ?
— Inspection terminée. L’inhalation d’oxygène est en route. Cleary s’installa sur un siège vide et étudia les hommes. Jusqu’à présent, tout allait bien, presque trop bien, pensa-t-il. C’est le moment où la loi de Murphy risque de s’appliquer et Cleary n’avait aucune envie de laisser une chance à M. Murphy. Il était heureux de voir les hommes alertes et en pleine forme.
Ils portaient des cagoules sous les casques de vol gris Gentex pour s’assurer une protection supplémentaire contre la température négative très rude. Des lunettes de protection Adidas aux verres jaunes contre le brouillard étaient attachées aux casques, mais relevées et laissaient les yeux des hommes bien visibles. Ainsi Cleary et l’homme en charge de l’oxygène pouvaient saisir le moindre signe d’hypoxie. Les équipements de chauffage dans leurs combinaisons thermiques fonctionnaient et chaque homme surveillait son voisin pour s’assurer que toutes ses affaires étaient bien arrimées et en place.
Les sandows et les sangles étaient lacés autour des vêtements et des équipements de chacun, pour éviter qu’ils ne soient emportés et déchirés par l’énorme souffle d’air qui ne manquerait pas de les assaillir à leur sortie de la rampe.
Quand ils eurent vérifié leurs radios pour confirmer que chacune recevait et transmettait, Cleary se leva et s’approcha de la rampe fermée. Faisant à nouveau face à sa force d’assaut, il vit que tous les hommes lui accordaient toute leur attention. Une fois de plus, il fît un signe à l’homme le plus proche, sur sa gauche, en levant le pouce.
Dans le cockpit, étudiant avec soin sa course informatisée et l’objectif programmé, le capitaine Stafford se concentra corps et âme pour lâcher les hommes qui attendaient à l’arrière, au-dessus du point précis qui leur assurerait toutes les chances de survie. Son problème majeur était de ne pas les lâcher dix secondes trop tôt ou cinq secondes trop tard, ce qui les éparpillerait dans le désert glacé, il désengagea le pilotage automatique et passa les commandes à Brannon pour n’avoir rien qui puisse le détourner de son timing et de son projet. Stafford alluma l’intercom du cockpit et parla à Brannon à travers son masque à oxygène.
— Si vous déviez d’un degré, ce sont eux qui en paieront le prix.
— Je les mettrai au-dessus de l’objectif, répondit Brannon avec assurance. Mais vous, vous devrez les mettre dessus !
— Doutez-vous des capacités de navigateur de votre commandant ? Vous devriez avoir honte !
— Mille pardons, commandant.
— Voilà qui est mieux, dit Stafford avec rondeur, il s’adressa par intercom à la soute aux marchandises.
— Major Cleary, êtes-vous prêt ?
— Roger ! dit brièvement Cleary.
— Équipage, êtes-vous prêt ?
L’équipage, portant des harnais attachés aux anneaux et les masques à oxygène, se tenait à quelques mètres en avant de la rampe, face à face.
— Sergent Hendricks, prêt, commandant.
— Caporal Joquin, prêt, monsieur.
— H moins vingt minutes, major, annonça Stafford. Je dépressurise la cabine maintenant.
Hendricks et Joquin se rapprochèrent avec précaution de la rampe, guidant avec soin la ligne d’attache de leurs harnais, suivant les check-lists et se préparant à ce qui allait devenir la mission la plus extraordinaire de leur carrière militaire.
À mesure que la cabine décompressait, les hommes sentaient la température tomber, même dans leurs combinaisons de saut thermiques chauffées électriquement. L’air sifflait dans la soute en s’équilibrant à l’atmosphère extérieure.
Le temps passa vite. Puis la voix de Stafford résonna dans les haut-parleurs.
— Major, H moins dix minutes.
— Roger !
Il y eut un silence puis Cleary demanda avec humour :
— Ne pourriez-vous nous donner un peu plus de chaleur, par ici ?
— Je ne vous ai pas dit ? répondit Stafford. Nous avons besoin de glaçons pour les cocktails, après votre départ. Pendant les deux minutes suivantes, Cleary révisa mentalement le projet d’infiltration des installations minières. Il combinait les paramètres d’un vol à haute altitude, l’ouverture retardée des parachutes à partir d’un saut à haute altitude et la nécessité d’éviter autant que possible d’être détectés. Le projet était que les hommes sautent en chute libre à 25 000 pieds, ouvrent leurs parachutes, se rassemblent en l’air et volent vers la zone d’atterrissage fixée. L’équipe des Delta Forces de Sharpsburg sortirait la première, suivie de près par Jacobs et ses SEAL puis Garnet et son équipe des forces de Reconnaissance de la Marine. Cleary serait le dernier à sauter, pour conserver une vue globale de ses hommes et avoir la position la plus avantageuse pour apporter les corrections de direction nécessaires. Sharpsburg serait Mère Poule, terme appliqué au para de tête. Tous ses poussins le suivraient en ligne. Là où irait Sharpsburg, ils iraient aussi.
— H moins six, dit la voix de Stafford, interrompant les pensées de Cleary.
Stafford ne quittait pas des yeux l’écran de l’ordinateur relié à un système photographique nouvellement installé, qui révélait le sol avec étonnamment de détails, malgré les nuages. Brannon guidait le gros appareil aussi tendrement que s’il s’était agi d’un enfant, son cap immuable sur la ligne qui traversait l’écran où figurait, dans un petit cercle, l’objectif du largage.
— Au diable les ordres ! râla soudain Stafford. Brannon !
— Monsieur ?
— À l’annonce de H moins une minute, réduisez à 130 nœuds notre vitesse. Je veux donner à ces types autant de chances de survivre que je pourrai. Quand le sergent Hendricks annoncera que le dernier homme a sauté, remontez les gaz à 200 nœuds.
— Est-ce que les radars des Wolf ne vont pas noter la réduction de notre vitesse ?
— Appelez la station McMurdo sur une fréquence ouverte. Dites-leur que nous avons des ennuis de moteurs, que nous devons réduire notre vitesse et que nous arriverons en retard.
— Ce n’est pas une mauvaise couverture, concéda Brannon. S’ils nous surveillent du sol, ils n’auront aucune raison de ne pas croire à notre histoire.
Brannon se mit à la radio et annonça le mensonge à quiconque l’écoutait. Puis il montra les chiffres qui s’allumaient sur l’écran, annonçant l’approche de l’objectif.
— Deux minutes, monsieur. Stafford hocha la tête.
— Commencez à réduire la vitesse, très graduellement, à une minute du largage, juste après que j’aie fait sonner la sirène, coupez la vitesse à 135.
Brannon plia les doigts comme un pianiste et sourit.
— Je vais orchestrer les gaz comme un concerto. Stafford parla par l’intercom à la soute des marchandises.
— H moins deux, major. Sergent Hendricks, commencez à ouvrir la rampe.
— Ouverture de la rampe engagée, répondit la voix calme d’Hendricks.
Stafford se tourna vers Brannon.
— Je vais prendre les commandes. Vous vous occuperez des gaz pour que je puisse me concentrer sur le timing du largage.
Après avoir surveillé la transmission, Cleary se leva et s’approcha du côté gauche de la rampe, adossé au fuselage afin d’avoir une bonne vue sur ses hommes, les lampes annonçant le saut, les paumes perpendiculaires tournées vers le haut. C’était le signe pour ordonner qu’on se lève.
Les hommes se mirent debout, vérifièrent à nouveau les poignées d’ouverture de leurs parachutes et leurs équipements, ajustant leurs sacs pesants situés sous l’enveloppe de leur parachute principal. L’énorme rampe s’ouvrit très lentement, laissant entrer une grande bouffée d’air glacial qui envahit la soute.
Les secondes suivantes passèrent avec une cruelle lenteur. Avec une sévère détermination, ils agrippèrent les câbles d’acier de leurs mains gantées, pour se protéger contre l’immense courant d’air qu’ils prévoyaient quand la rampe serait complètement ouverte et pour se guider en s’approchant du bord de la rampe pour exécuter leur sortie. Bien qu’échangeant des regards déterminés, ils avaient l’air de ne pas voir leurs camarades autour d’eux. Il n’était pas besoin de mots pour décrire ce qu’ils allaient subir quand la rampe serait ouverte et qu’ils sauteraient dans un air si froid qu’ils ne pouvaient même pas l’imaginer.
Dans le cockpit, Stafford se tourna vers Brannon.
— Je reprends les commandes maintenant pour me concentrer sur le timing. Les gaz sont à vous. Brannon leva les deux mains.
— L’avion est tout à vous, m’sieur.
— M’sieur ? M’sieur ? répéta Stafford, faussement choqué. Ne pouvez-vous faire preuve d’un semblant de respect à mon égard ? (Il reprit le micro vers la soute). H moins une minute, major.
Cleary ne répondit pas. Il n’avait pas à le faire. La sirène d’alarme sonna une fois. Il donna le signal suivant, le bras droit tendu à la hauteur de l’épaule, la paume vers le haut, puis plia le coude jusqu’à ce que sa main touche son casque Gentex, donnant ainsi l’ordre de se diriger vers l’arrière. Les hommes de tête s’arrêtèrent à 90 centimètres de l’articulation de la rampe. Il remit ses lunettes en place et commença à compter silencieusement les secondes jusqu’au saut. Soudain, quelque chose lui parut anormal. L’avion ralentissait de façon notable.
— Rampe ouverte et verrouillée, commandant, dit Hendricks à Stafford.
La voix du sergent prit Cleary par surprise, il réalisa immédiatement qu’il avait oublié de déconnecter le cordon de communication sur son intercom.
Il fit à ses hommes les signaux des mains et des bras indiquant quinze secondes avant le saut. Ses yeux étaient fixés sur la lampe rouge. Les soixante-quinze hommes étaient massés en un groupe serré, Sharpsburg se tenant maintenant à quelques centimètres du bord de la rampe.
Simultanément, quand la lampe rouge s’éteignit et que la lampe de saut s’alluma d’un vert vif, Cleary montra du doigt la rampe ouverte.
Comme poussé par une décharge électrique, le lieutenant Sharpsburg plongea de l’avion dans le néant enveloppé de nuages. Les bras et les pieds étendus, il disparut aussi vite que s’il avait été poussé par un ressort géant. Son équipe n’était qu’à quelques mètres derrière lui et elle aussi fut avalée par les nuages, suivie de près par Jacobs et son groupe de SEAL. Puis vinrent Garnet et ses Marines. Lorsque le dernier Marine eut passé le bord de la rampe, Hendricks et Joquin scrutèrent le manteau d’oubli blanc, incapables de croire ce qu’ils venaient de voir. Presque hypnotisé, Hendricks parla dans son masque.
— Commandant, ils sont partis.
Brannon ne perdit pas une seconde pour remettre les gaz jusqu’à ce que la vitesse affichée atteigne 200 nœuds, la moitié de celle dont est capable le C-17 en vitesse de croisière. On ferma la porte de la soute et on rebrancha la pressurisation. Juste après, Stafford se brancha sur une fréquence sûre et appela le quartier général du Commandement américain de l’Atlantique-Sud pour annoncer que le saut s’était déroulé comme prévu. Puis il se tourna vers Brannon.
— J’espère qu’ils réussiront, dit-il.
— S’ils réussissent, ce sera parce que vous les aurez largués à 400 kilomètres/heure en dessous de notre vitesse de croisière normale.
— J’espère de tout mon cœur que ça ne les aura pas fait remarquer, dit Stafford sans remords. Mais je suis sûr que les lancer dans un vent aussi monstrueux les aurait envoyés à une mort certaine.
— Ce n’est pas moi qui vous contredirai, dit sérieusement Brannon.
Stafford soupira et réengagea le pilotage automatique.
— Ce n’est plus notre responsabilité. Nous les avons posés sur un mouchoir de poche. Il se tut, regardant les nuages blancs menaçants qui passaient devant le pare-brise et lui cachaient la vue.
— Je prie pour qu’ils arrivent en bas sains et saufs. Brannon le regarda en biais.
— Je ne savais pas que vous étiez homme à prier.
— Seulement quand la situation est traumatisante.
— Ils réussiront, dit Brannon avec optimisme. C’est après, quand ils seront au sol, que l’enfer pourrait se déchaîner. Stafford secoua la tête.
— Je n’aimerais pas me retrouver opposé aux types qui viennent de sauter. Je parie que leur attaque sera une promenade de santé.
Stafford ne pouvait imaginer à quel point il se trompait.
L’opérateur radar, dans le bâtiment de la Sécurité du quartier général, près du centre de contrôle, prit un téléphone en étudiant la ligne de balayage autour de son écran radar.
— Monsieur Wolf ? Avez-vous un instant ? Quelques minutes plus tard, Hugo Wolf entra dans la petite pièce sombre remplie de machines électroniques.
— Oui, que se passe-t-il ?
— Monsieur, l’avion ravitailleur américain a soudain réduit sa vitesse.
— Oui, je sais. Notre radio a intercepté un message disant qu’ils avaient un problème de moteur.
— Pensez-vous que ça puisse être une ruse ?
— S’est-il écarté de sa route habituelle ? demanda Hugo.
— Non, monsieur. L’avion est à 16 kilomètres en dehors.
— Vous n’avez rien vu d’autre sur l’écran ?
— Rien que l’interférence habituelle et, juste après, un orage de glace. Hugo posa une main sur l’épaule de l’opérateur.
— Suivez sa course pour vous assurer qu’il ne fait pas demi-tour et surveillez qu’il n’y a pas d’intrusion hostile par mer ou par air.
— Et derrière nous, monsieur ?
— Allons, qui aurait le pouvoir de traverser les montagnes ou de marcher sur la banquise en plein orage polaire ? L’opérateur haussa les épaules.
— Personne. En tout cas aucun être humain.
— Exactement, dit Hugo en souriant.
Le général de l’Air Force Jeffry Coburn reposa le combiné du téléphone et regarda, de l’autre côté de la longue table de la salle de réunions du Conseil de Guerre, tout au fond de l’immeuble du Pentagone.
— Monsieur le Président, le major Cleary et ses hommes sont sortis de l’avion.
Les chefs d’état-major et leurs assistants étaient assis dans une longue salle aux murs couverts de grands récepteurs de contrôle et d’écrans affichant des scènes de bases militaires, de bateaux de la Navy et d’aéroports de l’Air Force dans le monde entier. La position des navires en mer et des avions militaires en vol était sous surveillance constante, surtout les gros transports des Forces Spéciales hâtivement rassemblées dans tous les États-Unis.
Un énorme écran sur le mur du fond affichait un montage d’images prises au téléobjectif des installations minières des Destiny Enterprises, dans la baie d’Okuma. Les photos représentées n’avaient pas été prises du dessus, mais d’un avion à plusieurs kilomètres au large des installations. S’il n’y avait pas de photos vues du ciel, c’était parce que les militaires n’avaient pas de satellites espions de reconnaissance gravitant au-dessus du pôle Sud. Le seul contact radio direct avec la force d’assaut de Cleary passait par un satellite civil de communication, utilisé par les stations de recherches de la plate-forme de Ross, lié au Pentagone.
Un autre écran montrait le Président Dean Cooper Wallace, six membres de son cabinet et toute une équipe de ses proches collaborateurs, assis autour d’une table dans la pièce protégée, au sous-sol de la Maison Blanche. Les directeurs de la CIÀ et du FBI, ainsi que Ron Little et Ken Helm, étaient également présents, en lien direct avec la salle du conseil. La députée Loren Smith avait été conviée à cause de sa grande connaissance des Destiny Enterprises. Tous ces gens étaient réunis pour conseiller le Président sur ce qui avait reçu le nom de code de Projet Apocalypse. L’amiral Sandecker était auprès des chefs d’état-major et leur servait de consultant.
— Où en est le compte à rebours, général ? demanda le Président.
— Une heure et quarante-deux minutes, monsieur, répondit le général Amos South, à la tête des Chefs d’État-Major des Forces Armées. C’est l’heure où, d’après nos savants, les courants des marées seront au plus haut pour séparer la banquise et la pousser vers la mer.
— Ce renseignement est-il parfaitement précis ?
— Vous pouvez le considérer comme parole d’évangile, répondit Loren. L’emploi du temps a été révélé par Karl Wolf lui-même et confirmé par les meilleurs glaciologues et experts en nanotechnologie du pays.
— Depuis que les hommes de l’amiral Sandecker ont pénétré l’organisation des Wolf, expliqua Ron Little, nous avons accumulé encore plus de renseignements sur ce que les Wolf appellent le Projet Walhalla. Tout concorde pour confirmer qu’ils préparent exactement ce qu’ils ont menacé de faire, c’est-à-dire couper la plate-forme de Ross et perturber l’équilibre de la rotation de la terre pour causer un glissement des pôles.
— Causant un cataclysme d’une portée de destruction inimaginable, ajouta Loren.
— Nous sommes arrivés à la même conclusion au FBI, dit Helm, soutenant Little. Nous avons demandé à des experts en nanotechnologie d’étudier les faits et ils sont tous d’accord. Les Wolf possèdent la capacité scientifique et matérielle pour réussir un acte aussi impensable.
Le Président regarda le général South sur l’écran.
— Je persiste à dire qu’il faudrait envoyer un missile et arrêter cette insanité avant qu’ils mettent la terre à mal.
— En dernier ressort seulement, monsieur le Président. Les chefs d’état-major et moi-même sommes d’accord pour trouver cela trop risqué.
L’amiral Morton Eldridge, chef de la Navy, entra dans la discussion.
— Un de nos avions, équipé de systèmes d’interception radar, est arrivé sur les lieux. Ils ont déjà fait savoir que les installations minières des Wolf ont un équipement radar supérieur, capable de détecter un missile envoyé par un avion ou par un sous-marin proche, avec un temps d’avertissement de trois minutes. C’est plus qu’il n’en faut pour les alerter et les paniquer suffisamment pour qu’ils déclenchent l’Apocalypse plus tôt, une situation qui cassera ou ne cassera pas la banquise. Là encore, c’est un pari pour le moins risqué.
— Si, comme vous le dites, insista Wallace, leur équipement radar est supérieur, n’ont-ils pas été déjà alertés par votre avion et les signaux qu’il a émis ?
L’amiral Eldridge et le général Coburn échangèrent des regards stupéfaits avant qu’Eldridge réponde.
— Parce que c’est absolument top secret, fort peu de gens savent que les systèmes d’alarme de notre nouveau radar sont pratiquement indécelables. Notre avion d’interception radar est en dessous de l’horizon. Nous pouvons pencher nos signaux pour lire les leurs, mais ils ne peuvent ni trouver les nôtres ni par conséquent les lire.
— Si nos forces terrestres se montraient incapables de pénétrer les défenses des Wolf, dit South alors, bien sûr, en dernier ressort, nous enverrions un missile depuis notre sous-marin nucléaire d’attaque Tucson.
— Est-il déjà stationné dans l’Antarctique ? demanda Wallace, incrédule.
— Oui monsieur. Une heureuse coïncidence. Il patrouillait pour rassembler des données pour les glaciologues quand il a pu détruire l’U-boat des Wolf qui agressait le Polar Storm, le navire de recherches de la NUMA. L’amiral Sandecker m’a prévenu à temps pour que je l’envoie à la baie d’Okuma avant le compte à rebours final.
— Et les avions ?
— Deux bombardiers Stealth ont pris l’air et commencent leur circuit d’attente à 150 kilomètres de l’installation, dans une heure et dix minutes, répondit Coburn.
— De sorte que nous sommes couverts sur mer et dans l’air ? demanda Wallace.
— C’est exact, dit le général South.
— Dans combien de temps le major Cleary et ses hommes donneront-ils l’assaut ?
South regarda l’énorme pendule digitale sur un des murs.
— Ça dépendra du vent et de la visibilité. Si tout va bien, ils arriveront sur leur objectif dans quelques minutes.
— Recevrons-nous un rapport au coup par coup de l’assaut ?
— Nous avons un lien direct avec les communications au sol du major Cleary, grâce au satellite qui dessert nos stations glaciaires du pôle et de McMurdo Sound. Mais sachant que ses hommes et lui seront extrêmement occupés au cours de l’heure suivante, voire sous le feu des ennemis, nous pensons qu’il vaut mieux ne pas intervenir ni interrompre leurs communications sur le champ de bataille.
— Nous n’avons donc rien d’autre à faire qu’à attendre et écouter, dit machinalement Wallace.
Ses mots tombèrent dans le silence. Personne ne prit la peine de lui répondre.
Après un long silence, il murmura :
— Seigneur, comment avons-nous pu nous mettre dans un tel merdier ?
40
Descendant en trombe à presque 200 kilomètres/heure à travers l’épaisse couche de nuages depuis 35 000 pieds, Cleary étendit le bras en regardant ce qui ne pouvait, à son avis, qu’être le sol étant donné que les nuages cachaient tout, y compris l’horizon. Il ignora le vent glacial qui l’engloutissait. Il mit toute son énergie à maintenir une assiette stable. Il se dit qu’il faudrait remercier personnellement Stafford d’avoir ralenti l’appareil. Ce geste avait assuré à l’équipe d’assaut des conditions presque parfaites, une sortie regroupée qui avait permis une chute stabilisée, au lieu de culbutes incontrôlables sur plusieurs milliers de pieds. Cette situation aurait dispersé les hommes sur des kilomètres, de sorte que l’infiltration aurait été presque impossible.
Il approcha son poignet gauche de ses lunettes et regarda son altimètre MA2-30. Il passait rapidement sous les 30 000 pieds. Étant donné la faible densité de l’air à cette altitude, il s’attendait à une accélération considérable.
Cleary se concentra sur son cap, à 180 degrés de celui du C-17 à l’heure du saut et regarda autour de lui s’il apercevait d’autres hommes en chute libre. Il passa sous une épaisse couche d’humidité et sentit de mordantes billes de grêle frapper le devant de son corps, son masque et ses lunettes. Plus loin sur sa droite, il distingua à peine l’éclat de plusieurs lumières, comme des lucioles éclairant le vide grisâtre.
Ces lumières étaient attachées au casque Gentex de chacun de ses hommes, le rayon dirigé vers l’arrière, afin d’empêcher les paras de tomber directement les uns sur les autres au moment où ils ouvriraient leurs parachutes.
Il se demanda un instant s’ils avaient pu sauter au-delà de la drop zone prévue. De toute façon, cela n’aurait fait aucune différence, maintenant. Ils étaient engagés. Ou bien ils étaient en plein sur la zone d’atterrissage, ou ils ne l’étaient pas. Il y avait une chance sur deux. Seule sa foi en la capacité de Stafford lui donnait un certain optimisme.
Pendant les quelques secondes entre le moment où le capitaine Sharpsburg avait sauté de la rampe et celui où Cleary avait suivi, le point de non-retour avait plongé dans l’oubli. Il regarda au-dessous de lui et ne vit personne. Puis il vérifia son altitude. Il approchait les 28 000 pieds.
D’après le plan, les hommes devaient rester en chute libre jusqu’à 25 000 pieds, ouvrir leur parachute, se regrouper en l’air et glisser jusqu’à la zone d’atterrissage. Un peu avant d’atteindre cette altitude, chaque homme aurait commencé sa séquence d’ouverture. Cela signifiait dégager son espace aérien et se cambrer aussi parfaitement que possible, puis se localiser et ne plus quitter des yeux sa poignée d’ouverture principale sur le côté droit du harnais de son parachute. Ensuite, il fallait saisir et tirer la poignée d’ouverture et vérifier par-dessus son épaule gauche que le parachute se déployait correctement. Il faudrait 1 000 pieds pour qu’il s’ouvre à 25 000 pieds, en position voulue.
Autour de lui, il voyait maintenant davantage de lucioles, dix, peut-être douze. L’épaisseur du nuage s’amenuisait, tandis qu’ils pénétraient en altitude plus basse. L’altimètre de Cleary indiquait 26 000 pieds. Il cessa de réfléchir et ses années d’entraînement prirent le relais de ses pensées. Sans hésiter, il réagit comme il le fallait, répétant silencieusement les ordres en exécutant toutes les phases de l’action.
Le parachute principal de Cleary, un MT-1Z, se déploya parfaitement et prit sa direction, doucement, sans à-coups, sans qu’il puisse sentir qu’il l’avait ralenti, d’une chute de 220 kilomètres/heure à presque zéro. Il était maintenant suspendu sous l’aile totalement gonflée et dérivait avec le vent comme une marionnette léthargique.
Comme si on avait soudain éteint des haut-parleurs de basse, le bruit du vent hurlant à son passage avait cessé. Il recevait des parasites dans ses écouteurs, à l’intérieur de son casque et, pour la première fois depuis qu’il avait sauté de l’avion, Cleary entendit distinctement le son de sa respiration par le masque à oxygène. Il leva les yeux et inspecta minutieusement toute la surface de son parachute, cherchant un éventuel dommage, ainsi que les suspentes et leurs points d’attache.
— Magicien, ici Homme de fer-blanc demandant un rapport général. Terminé, dit la voix du lieutenant Garnet dans ses écouteurs.
Chacun pouvait communiquer par l’intermédiaire de laryngophones connectés aux radios Motorola sur des lignes bien protégées.
Cleary répondit et commença une vérification en utilisant les indicatifs de chacun de ses subordonnés.
— À toutes les équipes, ici Magicien. Rendez compte de votre position par séquences. Terminé.
À cause du manque de visibilité, Cleary ne voyait pas tout le groupe. Il lui fallait se fier à ses subordonnés pour les détails.
Ce fut le capitaine Sharpsburg qui répondit le premier.
— Magicien, ici Lion. J’ai le point à 23 000 pieds. J’ai aussi contact visuel avec tous mes hommes sauf deux. Je reste en tête pour le stick vers la cible.
Stick était le mot utilisé pour désigner un petit groupe d’hommes en vol.
— Bien compris, Lion, dit Cleary.
— Magicien, ici Épouvantail, annonça Jacobs. À 24 000 pieds et en contact visuel avec tous mes hommes. Terminé.
Garnet, des Marines, prit la suite.
— Magicien, ici Homme de fer-blanc. J’ai contact visuel avec tous mes hommes sauf un.
— Bien noté, Homme de fer-blanc.
Levant la main, Cleary attrapa les commandes gauche et droite des suspentes, tira sur les deux en même temps pour les détacher, ce qui mit le parachute en mode de plein vol. Il sentit une secousse d’accélération tandis que celui-ci prenait de la vitesse. Les écouteurs de Cleary bourdonnaient des voix de ses hommes donnant leurs positions à leurs leaders respectifs. Il repassa mentalement les événements qu’ils allaient devoir affronter. Si l’équipe d’assaut avait été larguée aux coordonnées correctes, ils allaient atterrir au milieu d’un grand espace ouvert sur la glace, près de la limite de sécurité de l’installation minière. Le terrain leur assurerait une couverture correcte et un lieu assez caché pour leur permettre de se rassembler et de faire une dernière vérification de leurs équipements avant de gagner le lieu d’assaut.
Il pouvait tout juste sentir le vent tandis que son parachute prenait de la vitesse… À 19 000 pieds, les couches nuageuses s’ouvrirent, révélant l’étendue figée du paysage gelé de l’Antarctique. Les parachutes s’échelonnaient sur diverses hauteurs devant lui, les petites lumières des casques donnant l’impression d’une guirlande de Noël pendue au-dessus de l’horizon vide. Soudain, Garnet l’appela.
— Magicien, ici Homme de fer-blanc, il me manque un homme. Je répète, il me manque un homme.
« Merde ! » pensa Cleary. Ça allait trop bien ! Voilà Murphy qui vient chambouler toute idée de fausse sécurité !
Cleary ne demanda pas le nom de l’homme manquant. Ce n’était pas nécessaire. S’il avait eu un problème et éjecté son parachute principal, il devait être quelque part sous le stick, se dirigeant vers la zone de rassemblement, suspendu à son parachute ventral. Il ne pensa même pas que l’homme ait pu tomber et s’écraser. Cela arrivait rarement. Une fois au sol, l’homme manquant devrait compter sur ses propres ressources pour survivre jusqu’à ce qu’une équipe de recherches aille à sa rencontre, après la prise de l’installation.
Cleary ne se soucia que de l’équipement de l’homme.
— Homme de fer-blanc, ici Magicien. Quel arsenal portait cet homme ?
— Magicien, il nous manque un ensemble complet de démolition et deux LAW. Terminé.
Mauvais, ça. Le LAW est une arme légère antichar, une arme puissante qui pouvait, d’un seul coup, démolir un véhicule blindé. Deux autres hommes avaient chacun un LAW, il en restait donc deux en réserve. L’ensemble de démolition était plus embêtant. Il contenait 15 kilos d’explosif plastic C-4, des cordons et des détonateurs. Ils auraient grand besoin de cet ensemble s’ils rencontraient des barricades ou des fortifications. De tous les hommes à se perdre, ragea Cleary, il avait fallu que ce soit celui qui transportait le seul kit de démolition et deux LAW.
Bon. On n’allait pas en faire un plat.
— De Magicien à tous les éléments. La cible est à 13 kilomètres d’ici. Éteignez vos lampes de casque et maintenez autant que possible le silence radio. Rassemblez le stick autant que vous pourrez. Magicien. Je coupe.
Il leur restait quinze minutes de vol jusqu’à la zone d’atterrissage. Cleary vérifia sa montre. Ils étaient encore dans les temps, mais sans trop d’avance. Il espérait que l’absence d’un homme n’était pas un mauvais présage. Des myriades de choses pouvaient aller de travers au cours de la demi-heure à venir. Ils ne pouvaient pas se permettre de perdre un homme de plus et un équipement vital. Le vent arrière les poussait gentiment. Cleary regarda en haut puis en bas et fut satisfait de constater que la formation en escalier était resserrée. Le nouveau modèle de parachute dépassait tout ce qu’on attendait en plané et en stabilité. On avait prévu d’être au-dessus de l’objectif à 500 pieds.
L’installation minière se rapprochait. On pouvait apercevoir des détails des bâtiments à travers quelques trous dans les nuages. Ils étaient maintenant à 8 000 pieds, à une étape de l’opération où ils étaient le plus vulnérables avant d’arriver au sol.
À 7 000 pieds, Cleary sentit que quelque chose n’allait pas. Il perdait de la vitesse. Son parachute commença à se déformer et à faseyer dans un vent de travers venu de Dieu sait où. Instinctivement, il chercha les poignées de contrôle nichées à l’arrière des suspentes avant. C’était des trims de compensation qui augmentaient l’angle d’attaque du parachute pour contrer le vent de travers.
— Magicien, ici Lion. On a un sacré vent de travers !
— Roger, Lion. Je l’ai aussi où je suis. À tous les éléments, utilisez les trims de compensation et maintenez le cap.
Cleary baissa les yeux et vit le paysage glacé qui défilait beaucoup plus lentement qu’avant. À 2 000 pieds, le vent arrière reprit heureusement et le vent de travers disparut. Il embrassa du regard l’installation minière, cherchant des signes de mouvement ou d’activité. Des bouffées de vapeur blanche indiquaient où l’air chaud s’échappait des bâtiments. Tout avait l’air trompeusement normal.
Finalement, Cleary entendit le message qu’il espérait.
— Magicien, ici Lion. J’ai une vue distincte de la limite de sécurité et j’ai en visuel la zone d’atterrissage. Nous y sommes presque.
— Roger, Lion, répondit-il avec soulagement.
Il regarda le premier élément du stick appuyer légèrement sur la droite. Ils se préparaient à suivre le vent arrière et à entamer l’étape de base pour virer dans le vent et atterrir. Sharpsburg, l’homme de tête, tourna perpendiculairement à la direction du vol. Le stick de parachutes, derrière lui, suivit le mouvement, tournant au même point imaginaire dans le ciel.
— Magicien, signala Lion sans se présenter, 150 mètres, nous préparons à atterrir.
Cleary ne répondit pas. C’était inutile. Il regarda le premier parachute se poser et se dégonfler, suivi du deuxième, puis du troisième. À mesure que les hommes touchaient le sol, ils larguaient autant d’équipement que possible et se disposaient hâtivement en périmètre défensif.
À 150 mètres, Cleary observa les SEAL de Jacobs prendre la place de l’équipe Delta. Vinrent ensuite Garnet et ses Marines. Maintenant juste au-dessus du point tournant théorique, il appuya sur la poignée de gauche et glissa d’environ 90 degrés sur une centaine de mètres, répétant la manœuvre jusqu’à ce qu’il soit face au vent. Il le sentit pousser son corps, ralentissant la progression du parachute. Puis il amena les deux basculeurs à mi-course et étudia le sol gelé et son altimètre en même temps.
Les 60 mètres arrivèrent très vite. Le sol se précipitait à sa rencontre. Passé la marque des 30 mètres, il relâcha les poignées, se mettant en chute libre. Puis, comptant sur son adresse et son expérience, Cleary tira les poignées jusqu’à ce qu’elles soient complètement détendues et toucha la surface glacée de l’Antarctique aussi légèrement que s’il avait sauté d’un trottoir.
Il défit rapidement son harnais et lâcha le parachute qui l’avait amené sain et sauf à destination. Puis il s’agenouilla et prépara son Eradicator Spartan Q-99, le chargeant pour un usage immédiat.
Garnet, Sharpsburg et Jacobs furent à ses côtés en trente secondes. Ils discutèrent brièvement, vérifiant leur position et faisant les dernières préparations pour leur progression vers le centre de contrôle du complexe. Après avoir donné ses dernières instructions à Sharpsburg, qui aurait la responsabilité de l’équipe d’assaut si lui, Cleary, était tué ou gravement blessé, il scruta l’horizon à la jumelle. Ne voyant aucun signe d’activité défensive, il ordonna aux équipes d’avancer suivant les ordres, se plaçant lui-même au centre du dispositif.
41
Refusant de mourir, le vent lutta jusqu’à n’avoir plus de force. Puis il disparut, laissant le soleil transformer ce qui restait de cristaux de glace en diamants étincelants. La triste lumière grise fit place au ciel bleu qui réapparut, tandis que le Croiseur des Neiges se frayait un chemin, implacablement, sur la banquise. La puissante machine avait prouvé sa résistance. Ses moteurs tournaient sans à-coups, ses roues avaient écrasé la neige et la glace, sans jamais caler ni patauger pendant le blizzard malveillant. À part le son étouffé de son échappement, le silence installé sur cette banquise désolée en faisait un morceau de néant.
Enfin réchauffé par les moteurs, Pitt se sentait prêt à faire à nouveau face à la réalité. Il reprit le volant à Giordino qui trouva un balai et s’en servit pour gratter la glace sur les fenêtres. Délivrés de leur chape de gel, les essuie-glaces finirent par nettoyer le pare-brise. Les monts Rockefeller apparurent dans le lointain et s’élevèrent au-dessus de l’avant du véhicule. Ils étaient tout près.
Pitt montra une série de taches noires sur le blanc luisant de soleil à l’horizon, légèrement à sa gauche.
— C’est là que se trouvent les usines des Wolf.
— On a bien travaillé, dit Giordino. On n’a pas dû dévier de plus de 1 500 mètres de notre cap d’origine pendant l’orage.
— Encore 5 à 6 kilomètres. On devrait y être dans vingt minutes.
— Est-ce que tu vas foncer dans le tas sans prévenir ?
— Ce ne serait pas raisonnable contre une armée de gardes, répondit Pitt. Tu vois ce gros rocher qui sort de la glace, vers la base des montagnes ?
— Oui, je le vois.
— Nous pouvons le longer, cachés de l’installation, et nous en servir comme d’une couverture pendant que nous parcourrons les trois derniers kilomètres.
— On pourrait, en effet, dit Giordino, à condition qu’ils ne repèrent pas nos gaz d’échappement.
— Croise les doigts, dit Pitt avec un mince sourire.
Ils quittèrent la grande étendue glacée de la plate-forme de Ross, traversèrent la plaine couverte de glace et firent le tour du rocher qui s’étirait au pied de la montagne comme une langue géante, restant sous le sommet, hors de vue du complexe minier à mesure qu’ils approchaient. Ils furent bientôt sous les falaises de roche grise sur lesquelles pendaient des torrents de glace immobiles tombant des sommets comme des chutes glacées, aux reflets bleu-vert sous le soleil radieux.
Le chemin qu’ils empruntèrent le long du pied de la montagne n’était ni plat ni lisse, mais ondulé comme les vagues.
Pitt passa la seconde pour grimper une série de petits tertres et de vallées. La grosse machine avala le terrain inégal sans broncher, ses larges roues soulevant le mastodonte et le redescendant sans effort. Il balaya des yeux le tableau de bord pour la dixième fois en dix minutes. Les jauges de température indiquaient que la trop grande démultiplication faisait tourner les moteurs trop rapidement et les faisait de nouveau chauffer, mais, cette fois, ils pouvaient ouvrir les portes sans souffrir le martyre du blizzard.
Ils passaient l’entrée d’un canyon étroit quand Pitt arrêta soudain le Croiseur des Neiges.
— Qu’est-ce qui se passe ? demanda Giordino en le regardant. Tu as vu quelque chose ? Pitt montra la neige au-delà du pare-brise.
— Des traces dans la neige menant au canyon. Elles n’ont pu être faites que par les chenilles d’une autoneige.
Giordino fronça les sourcils et suivit le doigt tendu de Pitt.
— Tu as de bons yeux. Les traces sont à peine visibles.
— Le blizzard aurait dû les recouvrir. On les voit encore parce que le véhicule qui les a tracées a dû passer juste à la fin de l’orage.
— Pourquoi une autoneige irait-elle vers un ravin en cul-de-sac ?
— Une autre entrée du complexe minier ?
— Ça pourrait être ça.
— On cherche ?
— Je meurs de curiosité, dit Giordino en souriant.
Pitt tourna le volant au maximum et dirigea le Croiseur dans le canyon. Les falaises se dressaient, menaçantes, au-dessus du ravin, leur hauteur s’étirant jusqu’à ce que la lumière du soleil pâlisse tandis qu’elles s’enfonçaient dans la montagne. Heureusement, les tournants n’étaient pas sévères et le Croiseur des Neiges put sans problème y faire passer sa masse. Le seul souci de Pitt était qu’ils ne trouvent rien qu’un mur de rocher et doivent repartir en marche arrière dans le canyon car il n’y avait pas de place pour faire demi-tour.
Quatre cents mètres après l’entrée du canyon, Pitt arrêta le véhicule devant un énorme mur de glace. C’était un cul-de-sac. Ils en furent très abattus. Tous deux descendirent et regardèrent. Pitt suivit des yeux les traces qui remontaient le canyon et s’arrêtaient au mur.
— Le mystère s’épaissit. L’autoneige n’aurait pas pu virer ici.
— Et pas sans laisser une seconde trace, renchérit Giordino.
Pitt s’avança à quelques centimètres de la glace, mit ses mains autour de ses yeux pour bloquer la lumière et regarda. Il distingua des ombres vagues au-delà de la barrière de glace.
— Il y a quelque chose là-dedans, dit-il. Giordino scruta la glace et approuva.
— Est-ce le moment de dire « Sésame ouvre-toi » ?
— Ce n’est apparemment pas le bon code, dit pensivement Pitt.
— À mon avis, cette glace a bien 90 centimètres d’épaisseur.
— Est-ce que tu penses la même chose que moi ? Giordino hocha la tête.
— Je vais rester dehors et te couvrir avec mon Bushmaster.
Pitt remonta dans le Croiseur des Neiges, passa en marche arrière et fit reculer le véhicule d’environ 15 mètres, gardant les pneus dans les ornières qu’avait creusées l’autoneige pour s’assurer une meilleure traction. Il fit une pause, serra le volant très fort à deux mains et s’enfonça dans le siège pour le cas où la glace casserait le pare-brise. Puis il passa la première et appuya à fond sur l’accélérateur. Dans un rugissement, le Goliath mécanique bondit en avant, prit de la vitesse et alla écraser le mur de glace, faisant trembler le sol sous les pieds de Giordino.
La glace explosa et se fracassa en un jaillissement de fragments scintillants qui s’éparpillèrent sur le Croiseur des Neiges comme autant de pendeloques d’un lustre de cristal. Le bruit de l’impact fut tel qu’on aurait dit qu’un géant grinçait des dents. Au début, Giordino pensa que le véhicule devrait frapper plusieurs fois le mur épais de glace solide avant de pouvoir pénétrer, mais il fut laissé sur place tandis que le Croiseur se frayait un chemin et entrait du premier coup puis disparaissait de l’autre côté.
Il courut pour le rattraper, le fusil sous le bras, comme un soldat d’infanterie suivant un char pour se protéger. Une fois dedans, Pitt arrêta le Croiseur et débarrassa son visage et sa poitrine des morceaux de verre brisé. Un gros bloc de glace avait traversé le centre du pare-brise, le manquant de peu avant de tomber sur le plancher en petits morceaux. Il avait des coupures sur une joue et sur le front. Aucune des deux blessures ne nécessitait de points de suture, mais le sang qui coulait le faisait paraître gravement blessé. Il essuya ses yeux d’un revers de manche et chercha à voir où s’était arrêté le Croiseur des Neiges.
Il était dans une galerie de glace de grand diamètre, avec des avants de véhicules solidement scellés dans un mur gelé en face de l’entrée fracassée. La galerie paraissait déserte dans les deux sens. Ne voyant aucun signe de danger, Giordino entra en vitesse dans le véhicule et grimpa l’échelle jusqu’à la cabine de conduite. Il y trouva Pitt qui souriait hideusement à travers un masque de sang.
— Tu n’es pas beau ! dit-il en essayant d’aider son ami à quitter le siège du conducteur. Pitt le repoussa gentiment.
— Je ne suis pas aussi mal en point qu’il y paraît. On ne peut pas se permettre de perdre du temps en chirurgie esthétique. Tu peux me réparer un peu avec cette vieille trousse à pharmacie qui est dans l’autre cabine. Je propose, entre-temps, que nous suivions la galerie vers la gauche. Si je ne me trompe, ça devrait nous amener au complexe minier.
Giordino savait qu’il était inutile de le contredire. Il descendit jusqu’à la cabine de l’équipage et revint avec la trousse de premiers secours qu’on n’avait pas ouverte depuis 1940. Il nettoya le sang déjà coagulé sur le visage de Pitt puis badigeonna les coupures avec de l’iode, le seul antiseptique qu’il put trouver. Pitt jura sous l’effet de la brûlure. Puis Giordino appliqua des pansements sur les blessures.
— Et voilà encore une vie sauvée par les mains expertes du Dr Giordino, le médecin de l’Antarctique !
Pitt se regarda dans le rétroviseur latéral. Il était couvert d’autant de gaze et de sparadrap qu’après une transplantation du cerveau.
— Qu’est-ce que tu m’as fait ? dit-il avec aigreur. J’ai l’air d’une momie !
Giordino prit un air blessé.
— L’esthétique n’est pas un de mes points forts.
— La médecine non plus !
Pitt fit ronfler les moteurs et avancer le véhicule jusqu’à ce qu’il soit dans la bonne direction pour emprunter le tunnel. Pour la première fois, il descendit sa fenêtre et étudia la largeur de la galerie. Il calcula que l’espace entre la glace et les moyeux des roues et son toit ne dépassait pas cinq mètres. Il tourna son attention vers un gros tuyau rond qui courait le long de l’arc extérieur du tunnel, avec de petits tuyaux courant verticalement de son centre dans la glace.
— Qu’est-ce que c’est, à ton avis ? demanda-t-il en montrant le tuyau.
Giordino sauta du Croiseur, se glissa entre le pneu avant et le tuyau sur lequel il posa les mains.
— Ce n’est pas un conduit électrique, annonça-t-il. Il doit servir à autre chose.
— Si c’est ce que je pense…
La voix de Pitt tomba, soudain grave.
— Une partie du mécanisme servant à briser la banquise, dit Giordino en finissant la pensée de son ami.
Pitt passa la tête par sa fenêtre et regarda le fond du tunnel qui s’étirait à l’infini.
— Ça doit aller jusqu’au complexe minier, à 2 500 kilomètres, à l’autre bout de la banquise.
— C’est une phénoménale réussite technique que d’avoir creusé un tunnel égal à la distance de San Francisco à Phœnix !
— Phénoménal ou non, dit Pitt, les Wolf l’ont fait. Et tu ne dois pas oublier qu’il est plus facile de creuser un tunnel dans la glace que dans la roche.
— Que dirais-tu de couper la ligne pour stopper le système d’activation qu’ils ont créé pour casser la banquise, quel que soit ce système ? demanda Giordino.
— Une coupure risquerait peut-être de le mettre pratiquement en fonction, répondit Pitt. On ne peut pas prendre ce risque à moins de n’avoir pas d’autre solution. C’est seulement à ce moment-là que nous pourrons envisager de couper le circuit.
Le tunnel ressemblait à une grande bouche noire et béante. À part la pâle lueur du soleil à travers la glace, il n’y avait aucune lumière. Il y avait bien, au plafond, un conduit électrique muni de lampes halogènes tous les six mètres, mais on avait dû couper le courant à la boîte de dérivation car les ampoules étaient éteintes. Pitt alluma les deux phares montés à l’avant du Croiseur des Neiges, passa une vitesse et démarra, montant jusqu’à 40 kilomètres/heure. Bien que cette vitesse soit celle d’un cycliste, elle semblait extrêmement rapide entre les parois du tunnel.
Tandis que Pitt faisait très attention à ne pas toucher les parois peu avenantes du tunnel, Giordino se tenait sur le siège du passager, le fusil sur les genoux, les yeux fixés sur le tunnel aussi loin que les phares pouvaient l’éclairer, cherchant un signe de vie ou tout autre objet que le tuyau, apparemment sans fin, avec ses croisements dans le sol et dans la voûte du tunnel.
Le fait que l’endroit était désert donnait à penser que les Wolf et leurs employés étaient en train d’abandonner le complexe et préparaient leur fuite vers leurs navires géants. Il poussa le Croiseur aussi vite qu’il le put, frôlant les moyeux des roues dans les murs de glace et creusant une tranchée, avant de remettre le véhicule en ligne droite. L’angoisse commençait à l’envahir. Ils avaient perdu trop de temps à traverser la banquise. L’horaire dont Karl Wolf s’était vanté à Buenos Aires, lors de la réception à l’ambassade, avait été de quatre jours et dix heures. Les quatre jours avaient passé, et aussi huit heures et quarante minutes, ne laissant plus qu’une heure et vingt minutes avant que Karl Wolf appuie sur le déclencheur de l’Apocalypse.
Pitt calcula que 1 500 mètres, peut-être 2 kilomètres, les séparaient encore du cœur de l’installation. Giordino et lui n’avaient eu aucune carte du site, de sorte qu’il leur faudrait deviner où trouver le centre de contrôle une fois à l’intérieur. Il se demandait sans cesse si l’équipe des Forces Spéciales était arrivée et si elle avait réussi à éliminer l’armée des mercenaires. Cette dernière éventualité aurait engendré un combat féroce – les Wolf avaient sûrement promis de les sauver du cataclysme avec leurs familles. Quel que soit l’angle sous lequel il prenait les choses, l’avenir ne lui paraissait pas très rose.
Après avoir roulé en silence pendant dix-huit minutes, Giordino se pencha et montra quelque chose devant eux.
— On arrive à un croisement.
Pitt ralentit. Ils arrivaient en effet à une intersection d’où partaient cinq galeries de glace. Le dilemme était exaspérant. Ils n’avaient pas le temps de faire le mauvais choix. À nouveau, il se pencha par la fenêtre et étudia le sol gelé du tunnel. Des traces de pneus les marquaient tous mais les plus profondes semblaient s’enfoncer dans celui de droite.
— On dirait que le tunnel de droite a été le plus emprunté. Giordino sauta à terre et disparut dans la galerie. Il revint quelques minutes plus tard.
— À environ 200 mètres, le tunnel semble s’ouvrir sur une grande chambre.
Pitt hocha rapidement la tête, fit virer le véhicule et suivit les traces qui partaient à droite. D’étranges structures commencèrent à apparaître, prises dans la glace, vagues et indéterminables, mais on voyait à leurs lignes droites qu’il s’agissait d’objets fabriqués et non d’œuvres de la nature. Comme l’avait dit Giordino, le tunnel s’évasa bientôt en une vaste salle dont le plafond en dôme était couvert de cristaux de glace pendant comme des stalactites. La lumière filtrait par plusieurs ouvertures dans le toit et illuminait l’intérieur d’une lueur fantomatique. L’effet paraissait extraterrestre, magique, hors du temps et miraculeux. Émerveillé, Pitt arrêta lentement le Croiseur des Neiges.
Les deux hommes restèrent muets d’étonnement.
Ils se trouvaient dans ce qui avait été un jour la place principale, entourée d’immeubles limités par les glaces, d’une ancienne cité.
42
N’étant plus protégés par la couverture sécurisante de l’orage de glace et le vent étant tombé à seulement 8 kilomètres/heure, Cleary se sentait nu tandis que ses hommes, vêtus de blanc, se déployaient et commençaient à avancer vers le complexe minier. Ils se servaient d’une série de monticules pour se cacher jusqu’à ce qu’ils aient atteint la haute barrière qui courait de la base de la montagne à la falaise surplombant la mer et faisait le tour du complexe.
On n’avait pas pu donner à Cleary de renseignements sur la résistance à laquelle ses hommes allaient s’affronter. On n’en avait eu aucun sur l’installation tout simplement parce que la CIA n’avait jamais considéré qu’elle fût un danger pour la sécurité de la nation. L’annonce de l’imminence de l’horrible menace n’avait pas permis d’étudier une technique de pénétration autre que cette simple stratégie d’attaque éclair. C’était une opération chirurgicale, sans complication, exigeant une conclusion rapide. Les ordres étaient de neutraliser l’installation et de désactiver le système de séparation de la banquise avant d’être relevés par une équipe de deux cents hommes des Forces Spéciales, qui devait arriver une heure plus tard.
Tout ce qu’on avait dit à Cleary, c’était que les gardes des Wolf étaient des professionnels endurcis, venant des unités combattantes d’élite du monde entier. Cette information émanait de l’Agence Nationale Marine et Sous-Marine – qui n’était pourtant pas une agence de renseignements, se dit Cleary, ignorant combien il se trompait. Il était sûr que sa force d’élite pourrait se débrouiller contre tout ennemi qui se présenterait.
Il ignorait aussi que sa petite équipe devrait se battre à un contre trois.
Avançant sur deux colonnes, ils atteignirent ce qui, à première vue, ressemblait à une simple clôture, mais qui se révéla double, avec un fossé au milieu. Cleary eut l’impression qu’elle avait été construite depuis des dizaines d’années. Il y avait une vieille inscription dont la peinture était passée, mais qu’on pouvait encore déchiffrer : « Défense d’entrer », en allemand. Faite de chaînons, la clôture était surmontée de plusieurs rangées de fil de fer barbelé que la glace épaisse rendait inefficace. Autrefois bien plus haute, des congères s’étaient élevées contre elle de sorte qu’il était maintenant facile de l’enjamber. Le fossé, plein également, n’était guère qu’un sillon. La seconde clôture était plus haute et montait à peu près à deux mètres au-dessus de la neige, mais ne présentait aucun risque.
Ils perdirent de précieuses minutes à couper le fil barbelé afin de pouvoir entrer dans le complexe. Cleary considéra comme un signe prometteur le fait d’avoir pu pénétrer le périmètre extérieur sans avoir été découverts.
Une fois à l’intérieur, leurs mouvements furent cachés par une rangée de bâtiments sans fenêtres. Cleary demanda une halte. Il examina une photo aérienne du complexe. Bien que chaque rue, chaque structure soit gravée dans sa mémoire depuis le vol du Cap, comme c’était le cas pour Sharpsburg, Garnet et Jacobs, il voulait comparer avec la carte l’endroit où ils avaient passé les clôtures extérieures. Il fut heureux de constater qu’ils n’étaient qu’à 15 mètres du point prévu d’infiltration. Pour la première fois depuis qu’ils avaient atterri, s’étaient regroupés et avaient avancé sur la glace, il se servit de sa radio.
— Homme de fer-blanc ?
— Je vous reçois, Magicien, répondit la voix rocailleuse du lieutenant Warren Garnet.
— Nous nous séparons ici, dit Cleary. Vous savez ce que vous et vos Marines devez faire. Bonne chance.
— On y va, Magicien, répondit Garnet dont la mission avec son équipe des Forces de Reconnaissance de la Marine était de prendre la centrale électrique et de couper le courant de tout le complexe.
— Épouvantail ?
Le lieutenant Jacobs des SEAL de la Navy répondit sans tarder.
— Je vous entends, Magicien.
Jacobs et ses hommes devraient encercler puis attaquer le centre de contrôle par le côté donnant sur la mer.
— C’est vous qui devez aller le plus loin, Épouvantail. Vous feriez bien de vous mettre en route.
— Nous avons fait la moitié du chemin, répondit Jacobs avec confiance, tandis que lui et ses SEAL se dirigeaient vers une route latérale menant au centre de contrôle.
— Lion ?
— Prêt à partir, assura avec bonne humeur le capitaine Sharpsburg, de la Delta Force.
— Je vous accompagne.
— Heureux d’avoir un vieux routier avec nous.
— Allons-y !
Ils ne synchronisèrent pas leurs montres et n’échangèrent plus un mot. C’était inutile. Les équipes se séparèrent et se dirigèrent vers les tâches qu’on leur avait assignées. Tous savaient ce qu’ils avaient à faire car on les avait largement informés des terribles conséquences d’un échec. Cleary savait que ces hommes combattraient comme des démons ou mourraient sans hésiter pour empêcher les Wolf de déclencher l’Apocalypse.
Ils avançaient lentement, avec fluidité, en formation offensive, deux hommes dix mètres en avant de chaque flanc et deux hommes couvrant les arrières. Tous les cinquante mètres, ils s’arrêtaient, se couchaient au sol ou s’abritaient, tandis que Cleary étudiait le terrain et contactait les Marines et les SEAL.
— Homme de fer-blanc, votre rapport ?
— La voie est dégagée. Approchons à trois cents mètres de la cible.
— Épouvantail ? Avez-vous rencontré quelque chose ?
— Si je n’étais sûr du contraire, je dirais que l’endroit est abandonné, répondit Jacobs.
Cleary ne répondit pas. Il se releva tandis que Sharpsburg, le Lion, faisait avancer son équipe.
À première vue, le complexe ressemblait à un bâtiment morne et austère. Cleary n’y remarqua rien de particulier, mais l’inquiétude le saisit. On n’y voyait aucun ouvrier, aucun véhicule. Tout était trop calme. Le complexe tout entier était enseveli dans un silence froid et menaçant.
Karl Wolf regarda la batterie d’écrans dans le quartier général de ses gardes, un étage au-dessous du centre de contrôle principal. Il regarda, avec un intérêt étonné, Cleary et ses équipes d’assaut se frayer un chemin à travers les routes du complexe.
— Vous n’aurez aucun problème à les empêcher d’interrompre notre lancement, j’espère, demanda-t-il à Hugo, debout près de lui.
— Aucun, l’assura Hugo. Nous avons prévu et préparé ce genre d’intrusion plusieurs fois. Nos points de résistance sont en place, les barricades sont levées et nos autoneiges blindées n’attendent que mes ordres pour se lancer dans la bataille. Karl hocha la tête avec satisfaction.
— Tu as bien travaillé. Mais tout de même, ces gens-là sont l’élite des forces de combat américaines.
— Ne t’inquiète pas, mon frère. Nos hommes sont aussi bien entraînés que les Américains. Nous sommes bien plus nombreux et nous avons l’avantage de nous battre sur notre terrain. L’élément de surprise joue en notre faveur. Ils ne s’imaginent pas qu’ils avancent vers un piège. Et nous pouvons nous déplacer dans les tunnels souterrains du complexe, ressortir dans les bâtiments, attaquer leurs flancs et leurs arrières avant qu’ils ne réalisent ce qui se passe.
— Quelle est ta stratégie d’ensemble ? demanda Karl.
— Les pousser peu à peu dans une poche à l’avant du centre de contrôle, où nous pourrons les éliminer tranquillement.
— Nos ancêtres seraient fiers de toi, eux qui ont combattu si héroïquement contre les Alliés, pendant la guerre.
Ravi des compliments de son frère, Hugo fit claquer ses talons en un salut raide.
— Je suis fier de servir le Quatrième Empire. Il leva les yeux et regarda les écrans, étudiant la progression des équipes américaines de combat.
— Je dois y aller, maintenant, il faut que je commande nos défenses, dit Hugo.
— Combien de temps penses-tu qu’il faudra à tes hommes pour réduire les attaquants ?
— Trente minutes, certainement pas davantage.
— Ça ne te laisse pas longtemps pour atteindre l’avion avec tes hommes et embarquer. Ne perds pas de temps, Hugo. Je n’ai pas envie de vous abandonner ici, toi et tes braves.
— Et abandonner notre rêve de devenir les pères fondateurs du meilleur des mondes, dit Hugo avec humour. Non, je ne crois pas. Karl montra la pendule digitale montée entre deux écrans.
— Dans vingt-cinq minutes, nous mettrons les systèmes de rupture de la banquise en automatique. Ensuite, tous ceux qui seront dans le centre de contrôle partiront par le tunnel souterrain menant au dortoir principal des employés, au-delà du champ de bataille. À partir de là, nous prendrons les véhicules électriques jusqu’au hangar de l’avion.
— Nous n’échouerons pas, assura Hugo fermement.
— Alors, bonne chance à toi, répondit Karl.
Il serra solennellement la main de son frère avant de se retourner et de pénétrer dans l’ascenseur qui le mènerait à la salle de contrôle, au-dessus.
Cleary et l’équipe du Lion n’étaient qu’à cent cinquante mètres de l’entrée du centre de contrôle quand la voix de Garnet retentit dans l’intercom.
— Magicien, ici Homme de fer-blanc. Quelque chose ne va pas, ici…
Au même instant, Cleary aperçut la barricade qui bloquait la route menant au centre de contrôle et les gueules sombres des fusils posés par-dessus. Il ouvrit la bouche pour crier, mais il était trop tard. Une fusillade déclenchée par les gardes devant la Delta Force venait de toutes parts et les explosions de deux cents fusils résonnèrent, provenant des bâtiments, fendant l’air glacé d’un rugissement assourdissant.
Garnet et ses Marines furent pris par surprise, mais ils déclenchèrent un feu de couverture et se mirent à l’abri derrière tout ce qu’ils purent trouver le long des bâtiments. Malgré la fusillade impitoyable, ils continuèrent leur progression vers la centrale électrique, jusqu’à ce que Garnet aperçoive une barrière de glace presque indiscernable contre le fond blanc, à plus de cent mètres. Ses hommes lancèrent un tir de préparation, tirant des missiles à fragmentation avec leurs fusils Eradicator contre les gardes protégés par les barricades.
Devant le centre de contrôle, presque au même moment, Cleary se trouva en face du même genre de mur de glace et du feu nourri que subissait Garnet. Vulnérable à ce tir de barrage, l’homme de tête sur le flanc gauche de la Delta Force fut touché à un genou et à la hanche et s’effondra. Se jetant à plat ventre, Sharpsburg attrapa l’homme blessé par ses bottes et le tira vers le coin du bâtiment.
Cleary se baissa vivement sous un escalier menant à un petit entrepôt. Des morceaux de glace tombèrent en pluie sur ses épaules tandis qu’une volée de balles éclata dans les stalactites qui pendaient du toit. Puis un coup de feu frappa son gilet pare-balles au-dessus du cœur, l’envoyant tituber en arrière, vivant, mais avec une douleur dans la poitrine, comme si quelqu’un le cognait avec un marteau-piqueur. Le sergent Carlos Mendoza, le meilleur tireur de l’équipe, visa dans la lunette de son Eradicator le garde des Wolf qui avait tiré sur Cleary et appuya sur la détente. Une silhouette noire sauta en haut de la barricade avant de retomber en arrière et de disparaître. Le sergent choisit alors une autre cible et tira.
D’autres balles frappaient le toit au-dessus de Cleary, éparpillant des fragments de glace dans toutes les directions. Il comprenait trop tard que les forces des Wolf étaient prêtes et les attendaient. Les fortifications n’avaient été construites que pour cette attaque. Il découvrit avec amertume que c’était le manque de renseignements efficaces qui les tuait. Il commença aussi à comprendre que sa force d’attaque était beaucoup moins importante que celle des attaqués.
Cleary se maudit d’avoir accepté avec confiance des renseignements non vérifiés. Il maudit le Pentagone et la CIA qui avaient estimé les gardes des Wolf à vingt ou vingt-cinq hommes au plus. Il maudit son manque d’intuition et, dans le feu de l’action, se maudit aussi pour avoir fait la plus grosse erreur de toute sa carrière militaire. Il avait gravement sous-estimé son ennemi.
— Homme de fer-blanc, cria-t-il dans son micro. Au rapport.
— Je compte soixante ennemis ou davantage qui bloquent la route devant nous, répondit la voix sans timbre de Garnet, aussi calme que s’il décrivait des vaches dans un pré. Nous subissons un tir nourri.
— Pensez-vous être capables de vous emparer de la centrale ?
— Nous ne pouvons pas avancer à cause des tirs extrêmement précis. Nous n’avons pas affaire à des gardes d’opérette. Ils savent ce qu’ils font. Pouvez-vous nous envoyer une équipe pour soulager la pression, Magicien ? Si nous pouvions nous grouper en un mouvement de flanc, je pense que nous pourrions prendre la barricade.
— Négatif, Homme de fer-blanc. (Cleary savait bien que les Forces de Reconnaissance étaient l’élite de la Marine. Si eux ne pouvaient pas avancer, personne ne le pourrait.) Nous sommes aussi arrêtés par le tir important d’au moins quatre-vingts ennemis et ne pouvons envoyer de soutien. Je répète, je ne peux me séparer d’aucun homme pour vous aider. Sortez-vous de là au mieux que vous le pourrez et rejoignez le Lion.
— Compris, Magicien. Je me retire maintenant.
Ses Marines exposés, Garnet était furieux d’apprendre qu’il ne pouvait attendre aucun soutien, mais devait reculer et retrouver Cleary et la Delta Force de Sharpsburg dans le labyrinthe des routes qui serpentaient dans tout le complexe. Il ne perdit pas de temps à envisager d’aller contre les ordres et de poursuivre l’assaut. Il serait suicidaire de charger une barricade défendue par des hommes trois fois plus nombreux que les siens sur une route à ciel ouvert. Cela ne servirait qu’à faire massacrer tout le monde. Il n’avait d’autre choix que de commencer une retraite en bon ordre et d’emmener avec lui les blessés en s’éloignant du feu meurtrier.
Ayant parcouru la moitié du chemin jusqu’au centre de commandement, Jacobs et ses SEAL furent ébranlés par le terrible combat et les comptes rendus épouvantables de Cleary et de Carnet. Il fit hâter ses hommes dans l’espoir de prendre le centre de contrôle par l’arrière et de faire baisser la tension qui pesait sur les équipes d’Homme de fer-blanc et de Lion. Les SEAL n’étaient qu’à cent mètres du bâtiment quand deux autoneiges tournèrent le coin devant eux et ouvrirent le feu.
Jacobs vit tomber deux de ses hommes sans pouvoir rien faire. Fou de colère, il appuya sur la détente de son Eradicator jusqu’à ce que la dernière cartouche ait été éjectée du magasin. Son sergent le saisit alors par le col de sa parka et le poussa derrière une poubelle avant que le tir de riposte ait pu l’atteindre. Une volée de missiles à fragmentation tirés par les SEAL arrêta un moment les autoneiges, ensuite elles reprirent leur progression.
Les SEAL luttèrent avec ténacité tout en reculant sur la route, utilisant tout ce qu’ils pouvaient pour se couvrir. Puis, soudainement, deux autres autoneiges apparurent à l’arrière des premières et déversèrent un torrent de projectiles. Jacobs sentit son estomac se nouer. Son équipe et lui ne pouvaient se réfugier nulle part sauf dans une petite contre-allée. Il pria pour ne pas tomber dans une embuscade, mais l’allée paraissait dégagée, au moins sur soixante-dix mètres.
Il courut derrière ses hommes, espérant qu’ils pourraient atteindre un abri avant que les autoneiges n’aient passé le tournant et ne trouvent un champ de tir bien dégagé. Il appela Cleary.
— Magicien, ici Épouvantail. Sommes attaqués par quatre autoneiges.
— Épouvantail, ont-ils des armes lourdes ?
— Rien que je puisse voir. Ils sont quatre avec des armes automatiques dans chaque véhicule. Nos missiles à fragmentation ont peu d’effet sur eux.
Cleary rampa sous un escalier, s’en servant comme d’un bouclier et étudia sa carte du complexe.
— Donnez-moi votre position, Épouvantail.
— Nous sommes sur une route étroite qui va vers la mer, derrière ce qui ressemble à une suite d’ateliers d’entretien, à environ cent cinquante mètres du centre de contrôle.
— Épouvantail, avancez encore de cinquante mètres puis tournez à droite et avancez entre une série de réservoirs à essence orange.
Ça devrait vous amener près de l’entrée du centre de contrôle par une rue adjacente où vous serez sur le flanc des ennemis qui nous immobilisent.
— Bien compris, Magicien. On y va. À propos, avec quoi se défend-on contre les autoneiges blindées ? ajouta-t-il comme s’il y pensait en passant.
— Homme de fer-blanc à deux LAW.
— Il en faut quatre.
— L’homme qui portait les deux autres a disparu pendant le saut.
— Homme de fer-blanc est à la centrale électrique, dit Jacobs, frustré. Il n’est pas en face des voitures blindées. Nous, si.
— Je lui ai ordonné de se retirer à cause des tirs concentrés trop puissants. Il ne devrait pas tarder à rejoindre Lion.
— Dites-lui de charger parce que quatre de ces saloperies de véhicules seront sur nos talons dès que nous arriverons devant votre cour.
Jacobs et les SEAL contournèrent bientôt les réservoirs d’essence orange sans rencontrer de tirs organisés. Regardant fréquemment sa carte de l’usine, il conduisit ses hommes le long d’un grand mur qui paraissait se terminer près de l’entrée du centre de contrôle.
Cela ferait une parfaite couverture. Ils coururent pour dépasser le flanc des gardes qui, derrière la barrière, envoyaient un enfer de feu sur Sharpsburg et sa Delta Force. Les SEAL étaient à peine arrivés à cinquante mètres du bout du mur qu’une explosion concentrée les frappa par-derrière.
Un groupe de gardes avait parcouru un tunnel souterrain et était sorti d’un immeuble derrière, une tactique qui se pratiquait de plus en plus souvent.
Jacobs vit qu’il était à peu près impossible de poursuivre sa manœuvre de flanc, aussi emmena-t-il ses hommes sur le chemin de moindre résistance, le long d’une rue étrangement vide de toute fusillade hostile.
À seulement quatre-vingts mètres de là, Cleary, à plat ventre, regardait à la jumelle, cherchant un point faible dans la barricade qui bloquait l’entrée du centre de contrôle. Il n’en trouva aucun et réalisa que sa position, comme celle de Garnet, devenait rapidement intenable. Et pourtant, il était bien décidé à prendre d’assaut le centre dès que l’équipe des hommes de la Reconnaissance de la Marine et celle des SEAL commenceraient leur attaque sur le flanc de la barricade.
Mais au fond de lui, le doute s’insinuait, il se demandait s’il pouvait encore tirer du feu les marrons d’une victoire finale.
Les gardes de Wolf faisaient la guerre comme pour accomplir une vengeance. Ils ne se battaient pas seulement pour défendre leur propre vie, mais aussi celle de leurs familles qui les attendaient à bord de l’Ulrich Wolf. Hugo lui-même était au centre du combat, en face de la salle de contrôle, dirigeant ses forces et resserrant le nœud coulant autour de l’équipe d’assaut américaine. Son arrogance en donnant des ordres montrait bien sa suprême confiance et son optimisme. Sa stratégie fonctionnait exactement comme il l’avait prévu. Hugo occupait la position enviable d’un commandant pouvant dicter les termes du combat.
Il poussait son ennemi dans une zone concentrée pour mieux l’annihiler, comme il l’avait promis à son frère Karl.
Il parla au micro d’un intercom installé dans son casque de combat.
— Karl, mon frère ?
Il y eut quelques secondes de légers grésillements avant que Karl réponde.
— Oui, Hugo ?
— Nous tenons les intrus. Elsie, toi et les autres pouvez vous rendre dans le hangar dès que les ingénieurs auront mis les systèmes nanotechnologies en automatique.
— Merci, mon frère. Je te verrai bientôt dans l’avion.
Deux minutes plus tard, tandis qu’Hugo donnait l’ordre aux deux dernières autoneiges de charger l’équipe des Américains, un garde se précipita vers lui, derrière la barricade.
— Monsieur, cria-t-il, j’ai un message urgent du hangar.
— De quoi s’agit-il ? hurla Hugo pour se faire entendre.
Mais à ce moment précis, le sergent Mendoza visa la tête du garde dans sa lunette et tira doucement. Le garde tomba mort aux pieds d’Hugo sans entendre ni sentir la balle qui entra par sa tempe droite et sortit par la gauche. Le message qu’il avait voulu communiquer d’urgence, à savoir la destruction d’une partie du hangar d’aviation par un étrange véhicule, mourut avec lui.
Les Marines de Garnet rejoignirent l’équipe Delta de Sharpsburg et se mirent à couvert tandis que les quatre autoneiges cessaient de pourchasser Jacobs pour les attaquer, en colonne double, par l’arrière. Ils n’avaient pas l’air de craindre les deux armes antichars que les Marines dirigeaient vers eux. À moins de cent mètres, ils ne pouvaient pas les manquer. Les autoneiges de tête continuèrent à avancer dans une explosion de feu, de débris et de corps, formant une véritable barrière qui empêcha les autres véhicules de tirer sur les Américains déjà encerclés.
Cleary réalisa très vite que ce répit ne durerait pas. Dans quelques secondes, les gardes allaient se rendre compte qu’aucun obus antichar ne les menaçait plus parce que les tireurs n’en possédaient plus. Alors les autoneiges attaqueraient et rien ne pourrait les arrêter. Quand Jacobs et son équipe attaqueraient le flanc de la barricade, alors, peut-être, l’avantage passerait-il de leur côté.
À Washington, les rapports arrivant des hommes sous le feu de l’action montraient bien que la force d’assaut était en mauvaise situation. Il devenait plus évident chaque minute que Cleary et ses hommes se faisaient mettre en pièces. Le Président et les Chefs d’État-Major des Forces Armées ne pouvaient en croire leurs oreilles. Ce qui avait été engagé comme une mission casse-cou tournait au massacre et au désastre. Ils étaient choqués par le fait, sans cesse plus flagrant, que la mission avait échoué et que le monde habité tout entier courait le danger de disparaître, un cauchemar impossible à accepter.
— L’avion transportant la force principale, dit le Président dont la pensée commençait à se désorienter, quand… ?
— Ils ne seront pas au-dessus du complexe avant quarante minutes, répondit le général South.
— Et le compte à rebours ?
— Vingt-deux minutes avant que les courants soient au point de casser la banquise.
— Alors il faut envoyer les missiles.
— Nous tuerions nos hommes en même temps, fit remarquer le général South.
— Avez-vous une autre solution ? demanda le Président. South regarda ses mains ouvertes et secoua lentement la tête.
— Non, monsieur le Président, aucune.
— Dois-je demander au commandant du Tucson de lancer les missiles ? demanda l’amiral Eldridge.
— Si je puis me permettre, intervint le général Coburn, le chef d’état-major de l’Air Force, je crois qu’il vaut mieux envoyer les bombardiers Stealth. Leurs équipages guident leurs missiles avec plus de précision sur une cible qu’on ne peut le faire avec un Tomahawk téléguidé lancé d’un sous-marin.
Le Président prit rapidement sa décision.
— Très bien, alertez les bombardiers, mais dites-leur de ne pas tirer avant d’en recevoir l’ordre. On ne sait jamais. Un miracle pourrait se produire et le major Cleary pourrait réussir à pénétrer le centre de contrôle et arrêter le compte à rebours.
Tandis que le général Coburn transmettait l’ordre, le général South murmurait entre ses dents : « Un miracle, oui, c’est exactement ce qu’il faudrait. »
43
Des rues partaient de la place entre les bâtiments qui s’élevaient de la glace. Ils n’avaient pas la forme massive des civilisations beaucoup plus tardives, mais leurs caractéristiques architecturales ne ressemblaient à rien de ce que Pitt et Giordino avaient vu au cours de leurs voyages. Il était impossible de dire combien d’hectares couvraient la ville. Ce qu’ils voyaient là n’était qu’une toute petite partie de la magnifiscence amène.
S’élevait à une extrémité de la place une immense structure, richement ornée, constituée de colonnes triangulaires supportant un fronton décoré d’une flotte de navires anciens en relief, au-dessus d’une frise délicatement sculptée d’animaux et de personnages vêtus de la même façon que les momies de l’île Saint-Paul. Le dessin de base du colossal bâtiment ne ressemblait à rien de ce qui pouvait encore être debout depuis l’antiquité. Il aurait sauté aux yeux d’un architecte que la structure de base existait depuis des millénaires et avait servi de modèle, plus tard, aux bâtisseurs des grands temples de Louxor, Athènes ou Rome. Les colonnes cependant, étaient rectangulaires et paraissaient très différentes des colonnes de beaucoup postérieures, rondes, striées, doriques, ioniques et corinthiennes.
Une vaste entrée s’ouvrait au-delà des colonnes. Il n’y avait pas d’escalier. On gagnait les niveaux supérieurs par des rampes en pente douce. Comme hypnotisés, Pitt et Giordino sortirent du Croiseur des neiges et se dirigèrent vers les colonnes. Dans la salle principale un vaste plafond triangulaire formant un encorbellement s’élançait au-dessus du sol de pierre recouvert de glace. Dans d’énormes niches, le long des murs, d’immenses statues de pierre représentaient ceux qui avaient dû être les rois des Amènes. Les statues étaient impressionnantes, avec des visages étroits, aux yeux ronds, taillés dans un granit très riche en quartz qui parut chatoyer quand ils passèrent à côté d’elles. Des têtes sculptées d’hommes et de femmes étaient prises dans le sol et regardaient le plafond à travers une fine pellicule de glace, des inscriptions amènes gravées au-dessus et en dessous.
Au centre de la grande salle, une sculpture grandeur nature d’un antique vaisseau, avec ses bancs de rames, ses voiles gréées et son équipage, reposait sur un piédestal.
Spectaculaire ! Le talent, le métier, la maîtrise technique du sculpteur lui donnaient une mystique inquiétante qui ridiculisait la statuaire moderne.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda Giordino avec révérence, comme s’il était dans une cathédrale. Un temple à leurs dieux ?
— Je pense plutôt à un mausolée ou un sépulcre, dit Pitt en montrant les visages émergeant du sol. Ces têtes doivent commémorer quelqu’un, sans doute des hommes et des femmes qui ont exploré l’ancien monde et ceux qui ont péri en mer.
— Il est extraordinaire que le plafond ne se soit pas effondré après la chute de la comète et, plus tard, sous l’accumulation de la glace.
— Les bâtisseurs ont dû travailler suivant des normes extrêmement exigeantes, qui ne pouvaient exister que dans une culture très structurée.
Ils admirèrent, fascinés, un lacis de couloirs sans fenêtres dont les murs intérieurs étaient peints de magnifiques paysages qui commençaient par des eaux calmes et progressaient jusqu’à des vagues frappées par des ouragans en furie heurtant des rivages rocheux. Si les hommes et les femmes modernes croyaient leurs dieux logés dans les cieux, les Amènes voyaient les leurs dans les mers. Leurs statues représentaient des humains et non des versions stylisées des dieux.
— Une race perdue depuis longtemps qui a découvert le monde, dit Giordino avec philosophie. Et pourtant, aucun objet ne traîne ici ni aucun souvenir des habitants.
Pitt montra un réseau de crevasses étroites dans la glace.
— Sans aucun doute, tout a été pris par les nazis qui les ont découverts et emporté plus tard par les Wolf puis mis dans leurs musées à bord de l’Ulrich Wolf.
— On dirait qu’ils n’ont pas creusé plus de 10% de la ville.
— Ils avaient des choses plus terre à terre à penser, répondit Pitt, comme de cacher les trésors nazis et les reliques secrètes, extraire l’or de l’eau de mer et étudier comment détruire le monde pour le refaire à leur image.
— Dommage que nous n’ayons pas le temps d’explorer cet endroit.
— Je serais ravi d’en faire le grand tour, dit Pitt en s’obligeant à revenir sur terre, mais nous avons vingt-cinq minutes ou un peu moins pour trouver le centre de contrôle.
Regrettant de ne pouvoir flâner, les deux hommes tournèrent le dos au grand édifice et remontèrent hâtivement à bord du Croiseur des Neiges.
Suivant les traces laissées par une autoneige, Pitt fit virer le gros véhicule dans le cœur de la cité fantôme et emprunta l’un des tunnels au-delà du mausolée amène. Il conduisit avec moins de précaution à mesure qu’ils approchaient du complexe minier tandis que Giordino se tassait sous le tableau de bord, son Bushmaster pointé par le pare-brise en miettes.
Quinze cents mètres plus loin, ils tournèrent et se retrouvèrent face à une voiture électrique venant en sens inverse. Les trois gardes sidérés dans l’autre véhicule, facilement reconnaissables à leur uniforme noir, regardèrent sans y croire le monstre qui arrivait sur eux. Le conducteur paniqua et appuya sur le frein, glissa sur le sol gelé du tunnel sans réduire sa vitesse le moins du monde. Les deux autres gardes, plus préoccupés de survivre, sautèrent du véhicule pour tenter de prolonger leur vie.
Il y eut une série de grincements aigus de métal déchiré et tordu lorsque le Croiseur des Neiges percuta la voiture électrique et roula dessus comme s’il ne s’agissait que d’un jouet jeté à la poubelle. Le conducteur disparut en même temps que son véhicule aplati sous le Croiseur, tandis que les deux autres gardes étaient écrasés contre les murs du tunnel par les énormes pneus. Quand Pitt regarda dans le rétroviseur latéral, il ne vit qu’un tas de métal tordu sur le sol.
Giordino se tourna sur son siège et jeta un coup d’œil par la vitre arrière de la cabine.
— J’espère que tu as payé tes primes d’assurance.
— Seulement l’assurance dommages matériels. Je ne m’assure jamais contre les collisions.
— Tu devrais y réfléchir.
Deux cents mètres plus loin dans la galerie, des groupes d’ouvriers en combinaisons rouges transportaient des caisses de bois sur un train de wagons plats attachés à une grande autoneige. Des chariots à fourche transportaient les caisses au-delà d’une porte d’acier dont les montants étaient profondément enfoncés dans la glace. La porte massive ressemblait à celles utilisées dans les banques pour garder le contenu de leurs coffres. Une petite entrée dans la glace menait au seuil d’une caverne spacieuse.
Deux gardes ouvrirent de grands yeux en voyant le gigantesque Croiseur des Neiges émerger de ce qui aurait dû être un tunnel abandonné. Ils se tinrent, figés, dans la lumière des phares. Ce n’est que lorsque Giordino tira une courte rafale de son Bushmaster par le pare-brise cassé dans le chariot à fourche que les employés et les gardes retrouvèrent leurs esprits et partirent en courant dans la caverne, pour éviter d’être écrasés par l’avalanche mécanique qui leur tombait dessus.
— La porte ! cria Pitt en écrasant le frein.
Giordino ne répondit pas, ne posa pas de question. Comme s’il avait lu les pensées de Pitt, il sauta du véhicule et courut vers la porte d’acier tandis que Pitt tirait plusieurs balles de son Colt. 45 dans la caverne pour le couvrir. Giordino fut surpris par la facilité avec laquelle la porte se ferma. Il avait cru devoir appuyer de toutes ses forces, mais les battants d’acier tournèrent sur leurs gonds aussi facilement que s’ils avaient été suspendus en l’air. Quand la porte eut cliqué contre ses taquets, il tourna le volant de verrouillage jusqu’à ce que les barreaux entrent dans leurs cavités, la fermant hermétiquement. Puis il trouva une chaîne sur un chariot et l’enroula autour du volant et en attacha les extrémités à la roue d’un wagon à fond plat chargé de caisses, jusqu’à ce qu’il soit impossible de le tourner de l’intérieur. Maintenant, les gardes des Wolf et les ouvriers étaient effectivement emprisonnés sans espoir d’être rapidement libérés.
— Je me demande ce qu’il y a dans les caisses, dit Giordino en remontant dans la cabine.
— Des objets fabriqués par les Amènes, je suppose.
Pitt passa les vitesses du Croiseur pour regagner l’allure maximale. Un ange penché sur le toit de la cabine les avait sûrement aidés à arriver jusque-là, mais ils avaient encore un long chemin à parcourir. Il est vrai que la surprise était de leur côté ; cependant, il semblait incroyable qu’ils aient pu arriver si loin sans qu’on leur tire dessus, une situation qui pourrait bien changer, Pitt ne le savait que trop. Les pouvoirs de leur ange avaient des limites, sans doute. Pour l’instant, les événements s’étaient réglés à mesure qu’ils se présentaient. Mais quand le Croiseur des Neiges arriverait à l’air libre, tous les fusils du complexe leur tireraient dessus.
Après un large coude du tunnel, ils débouchèrent soudain dans un hangar gigantesque abritant les avions à réaction des Destiny Enterprises. Sans lever le pied, Pitt jeta un rapide coup d’œil aux deux Airbus A340-300 destinés aux passagers et au fret, au centre du hangar. Une autoneige traînant plusieurs wagons plats s’étirait sous la porte de la soute du premier avion, les caisses désormais familières montant dans le fuselage sur une bande de roulement. Les ingénieurs et les employés des entreprises Wolf montaient à bord de l’autre appareil pour aller jusqu’aux cargos géants. Rangé près d’un des murs, un avion d’affaires fin et gracieux était en phase de ravitaillement. Pitt se détendit en constatant qu’il n’y avait pas de gardes.
— Qu’avons-nous ici ?
— Ha ! Ha ! dit Giordino en se raidissant tandis que la jambe droite de Pitt se crispait comme s’il voulait faire traverser le plancher à la pédale d’accélération. Il leva un regard prudent sur le tableau de bord et grogna doucement.
— Est-ce que tu vas faire ce que je crois que tu vas faire ?
— Une fois qu’on se met à démolir, on ne peut plus s’en passer, répondit Pitt avec une lueur diabolique dans le regard.
La réaction des gens présents dans le hangar à la vue du Croiseur des Neiges surgi du néant fut la même que celle qu’avaient eue les autres, tout à l’heure, dans le tunnel. Ils se glacèrent d’étonnement, leur expression passant de l’incompréhension à la terreur devant ce démon mécanique rouge venu de nulle part.
Pitt mit moins de trois secondes à décider de sa route de destruction. Et il n’en fallut pas davantage à ces gens pour comprendre ce qu’il avait l’intention de faire. Plus tenace que les plus tenaces, il décida de sa direction dans le hangar, tout droit vers le premier Airbus. L’avion était assez haut au-dessus du sol, mais pas suffisamment pour éviter les ailes du Croiseur. Le panneau avant droit, juste sous les fenêtres latérales de la cabine de conduite, toucha l’appareil à 2,50 mètres de la section arrière de l’aile gauche, écrasant les ailerons et déchirant les rivets d’aile.
Les ouvriers de chargement et de maintenance furent terrorisés et s’éparpillèrent quand le Léviathan frappa l’appareil, le faisant pivoter de 90 degrés car les pneus du train d’atterrissage glissèrent sur la glace. Ils s’étalèrent, glissant désespérément, et se bousculèrent pour s’éloigner le plus possible du titan fou, grondant comme le tonnerre. Les seuls sons qu’ils purent identifier furent les bruits du moteur à chaque changement de vitesse. Rien d’autre ne leur semblait familier sur cette machine géante. Ils jetèrent un bref coup d’œil au visage de Pitt qui, sous son épais bandage, tournait le volant dans tous les sens, et à celui de Giordino qui pointait son Bushmaster de façon menaçante par la fenêtre latérale. Ils en avaient assez vu pour appeler les gardes, mais leur appel désespéré eut lieu bien trop tard pour arrêter la destruction.
Le Croiseur des Neiges arracha le bout d’aile du second Airbus. Cette fois, Pitt coupa très loin dans le métal. Avec un horrible bruit strident, l’aile détruite ripa autour de l’avant du pneu du Croiseur et y resta pendue. Pitt passa vivement en marche arrière et écrasa l’accélérateur. Le Croiseur recula, entraînant l’avion avec lui. Alors il tourna le volant à fond, essayant désespérément de se libérer de l’avion, mais l’épave enchevêtrée tint bon et les pneus gigantesques du Croiseur commencèrent à perdre leur adhérence sur la glace et à tourner à vide.
Pitt repassa le Croiseur en marche avant puis encore en marche arrière, comme s’il essayait de le désembourber. Finalement, après une série de hurlements de métal, l’aile se détacha et bascula lourdement, l’extrémité touchant la glace, ne ressemblant plus qu’à un morceau d’aluminium déchiré et chiffonné, bon pour la casse. Ensuite, sans ciller ni montrer la moindre émotion, Pitt dirigea le Croiseur vers l’avion d’affaires.
— Tu t’embêtes pas, toi ? dit Giordino avec un amusement résigné.
— Écoute ! lança Pitt avec hargne. Si ces salauds ont vraiment tout fait pour que l’Apocalypse frappe le monde, ils peuvent aussi bien rester ici et en profiter avec tout le monde.
Il avait à peine fini de parler que le Croiseur cabossé pulvérisait l’empennage du jet privé des Wolf, bien plus bas au sol que les gros Airbus. Sans rencontrer de résistance, cette fois, le Croiseur des Neiges déchira la dérive et l’empennage comme s’ils étaient faits de balsa sur un modèle réduit. Son fuselage se coupa en deux et l’avion d’affaires s’écroula, les ailes et le nez pointant vers le haut comme pour décoller.
Giordino secoua la tête, admiratif.
— Tu sais qu’on ne t’invitera nulle part si tu laisses un pareil bazar partout où tu vas ! Pitt se tourna vers lui avec un sourire large comme l’horizon.
— C’est vrai que le temps passe vite quand on s’amuse !
Levant les yeux, il vit une autoneige apparaître dans ce qui restait de son rétroviseur. Il ne s’en inquiéta pas trop, en tout cas pas encore. Le Croiseur des Neiges était, à son avis, plus rapide de huit à dix kilomètres/heure.
Il lança le gros véhicule dans le tunnel, frappant et rebondissant contre la glace des murs en essayant avec culot de semer les gardes de l’autoneige, il dérapait dans les virages, gagnant du temps et augmentant la distance jusqu’à ce que l’autoneige ne soit plus dans son champ de vision.
— Tu les as semés, dit Giordino, époussetant les morceaux de verre cassé du pare-brise aussi calmement que s’il s’agissait de simples pellicules.
— Pas pour longtemps, dit Pitt. Quand nous arriverons dehors, nous serons un gibier facile.
Quatre minutes plus tard, ils prirent le dernier tournant du tunnel, passant des équipements abandonnés et des portes ouvrant sur des entrepôts vides. Et deux minutes encore après, le Croiseur des Neiges déboucha sous le ciel bleu, à moins de huit cents mètres du centre du complexe principal.
Ils avaient enfin atteint leur destination et voyaient pour la première fois l’installation dans son ensemble. Ils étaient sortis du tunnel à l’une des extrémités du complexe. Contrairement à la plupart des stations polaires, généralement enterrées sous la neige et la glace, les Wolf avaient toujours dégagé les bâtiments et les routes. Les plus petits édifices s’élevaient en rond autour des deux structures principales, l’usine d’extraction et le centre de contrôle.
Le tonnerre des tirs déchira soudain l’air glacial tandis que des flammes sortant de plusieurs bâtiments le griffaient, avant de retomber. De la fumée noire roula haut dans le ciel avant de retomber. Les explosions projetèrent des débris en l’air, on voyait des corps étalés dans les rues, inondés de sang et grotesques dans la neige, deux uniformes noirs pour chaque combinaison de camouflage blanche.
— J’ai l’impression, dit Pitt d’un air sombre, que la fête a commencé sans nous.
44
En dépit du long et difficile entraînement et de la bravoure et du dévouement de l’équipe Apocalypse pour arrêter le cataclysme, la mission était sur le point d’échouer. Ils prenaient des coups et tombaient, blessés ou morts, pour rien. Ils n’avaient pas gagné le plus petit avantage… Le désastre succédait au désastre quand les pires craintes de Cleary se réalisèrent. Les SEAL de Jacobs, incapables de frapper le flanc de la barricade, étaient inévitablement poussés dans le même périmètre que les autres équipes. Le piège était parfait. Chaque trou avait été bouché. Toute la force d’assaut était enfermée sans moyen de s’échapper.
Un éclat de grenade entailla le menton de Cleary et une balle le frappa à une main. Parmi ses officiers, Sharpsburg était couché, blessé à un bras et une épaule. Garnet, une blessure à la gorge, crachait du sang. Seul Jacobs était encore sain et sauf et criait des encouragements aux hommes en dirigeant les tirs.
Puis, sans qu’on sache pourquoi, les gardes cessèrent le feu. Les Forces Spéciales ralentirent le leur jusqu’à ce que Cleary leur ordonne de cesser de tirer, se demandant quel atout les Wolf allaient sortir de leur manche.
Une voix, claire et raffinée, sortit des haut-parleurs placés sur les bâtiments autour du complexe et résonna dans les rues – une voix dont le message était relayé à Washington par les micros portés par les forces américaines elles-mêmes.
— Je vous prie de m’accorder votre attention. Je suis Karl Wolf. J’envoie mes salutations aux forces d’assaut américaines qui essaient en ce moment d’envahir les installations des Destiny Enterprises. Vous devez avoir compris, maintenant, que vous êtes en nombre très inférieur, que vous êtes encerclés et pris au piège sans moyen de vous échapper. Il est inutile de poursuivre une telle effusion de sang. Je vous conseille de reculer et de vous retirer sur la banquise où vos compatriotes pourront vous évacuer. Vous pourrez emmener vos morts et vos blessés. Si vous ne le faites pas dans les soixante secondes, vous allez tous mourir. La balle est dans votre camp.
Le message fut un véritable électrochoc.
Cleary refusa l’inévitable défaite. Il regarda, impuissant, les corps regroupés et lacérés des morts et les blessures des autres. Les yeux de ceux qui pouvaient encore se battre reflétaient leur ténacité, sans appréhension. Ils s’étaient battus sauvagement, avaient saigné, étaient morts. Ils avaient donné tout ce qui était humainement possible. Et ils ne pouvaient faire moins que de lutter encore, un dernier acte de résistance, que personne ne connaîtrait et que personne ne pleurerait.
Le redoutable Cleary n’avait plus maintenant que vingt-six hommes en état de combattre, sur les soixante-cinq qui avaient sauté avec lui du C-17. Ils étaient repoussés de front et hachés derrière par les autoneiges restantes. Il lutta contre une bouffée de pessimisme et d’amertume telle qu’il n’en avait jamais éprouvé auparavant. Il était sans doute désespéré de monter encore une fois à l’assaut, mais il était pourtant déterminé à essayer encore une fois. Une nouvelle poussée ne serait qu’une charge suicidaire et cependant, personne ne songeait à abandonner. Chaque homme savait que s’il ne mourait pas ici et maintenant, il perdrait la vie quand la terre allait devenir folle. En proie à une crainte profonde, Cleary rassembla ce qui restait de son commando pour tenter un dernier assaut du centre de contrôle.
Soudain, pendant le silence du cessez-le-feu temporaire, il entendit ce qui ressemblait au klaxon d’une voiture résonner au loin. Bientôt, on l’entendit mieux et toutes les têtes se tournèrent et regardèrent, stupéfaites.
Et la chose arriva vers eux.
— Que se passe-t-il ? demanda Loren au milieu du murmure des voix d’hommes à l’écoute des cris de confusion relayés par les haut-parleurs.
Dans les salles de conférences du Pentagone et de la Maison Blanche, tout le monde leva automatiquement les yeux vers les écrans montrant des photos de la mine. Pendant de longues minutes d’incrédulité, chacun resta immobile, étonné, écoutant, comme hypnotisé, ce qu’ils entendaient par les haut-parleurs.
— Mon Dieu ! murmura l’amiral Eldridge d’une voix rauque.
— Mais qu’est-ce que c’est ? demanda le Président.
— Je n’en ai pas la moindre idée, monsieur le Président, répondit le général South, incapable de comprendre les mots chaotiques des hommes des Forces Spéciales qui semblaient crier tous à la fois. Je n’en ai pas la moindre idée.
Il se passait quelque chose de totalement sinistre sur les lieux de la bataille. Les hommes des forces américaines et les gardes des Wolf se figèrent, choqués. Cleary regardait sans ciller, l’expression rigide au-delà même de l’étonnement, une immense machine de guerre rouge, roulant sur d’énormes pneus, qui attirait les regards comme un cauchemar de fou. Il regarda avec fascination le véhicule géant écraser deux autoneiges blindées, les projeter sur le côté et les aplatir tandis que la force de l’impact envoyait les gardes sidérés en l’air avant qu’ils ne retombent violemment sur la glace. Des flammes sortirent en volutes mouvantes des portes déchirées, des morceaux de chenilles, d’éclats de métal et de plaques de blindage. Le monstre ne ralentit pas une seconde, son conducteur poursuivant son œuvre de destruction.
Jacobs cria à ses hommes de se mettre à l’abri tandis que Sharpsburg, oubliant totalement ses blessures, se hâta de sortir de la trajectoire de l’engin qui approchait rapidement. Garnet et son équipe restaient bouche bée, incrédules, avant de comprendre d’un coup qu’il valait mieux se coller au mur pour sauver sa peau.
Puis la chose fut sur eux, les dépassa dans un grondement à déchirer les oreilles, les silencieux de ses pots d’échappement arrachés lorsqu’elle avait écrasé les autoneiges. Ce fut un bruit qu’aucun des combattants allongés dans la neige, étourdis, assommés, ne devait plus jamais oublier. Alors le monstre fonça dans la paroi de glace comme s’il s’agissait d’une feuille de carton.
Les gardes se figèrent, tout comme les membres des équipes des Forces Spéciales, blessés ou non, et regardèrent, fascinés malgré eux, le colosse qui, ne se contentant pas de démolir la barricade, continua sa route vers la haute entrée voûtée du centre de contrôle, comme un train express qui aurait échappé à toute surveillance, insensible à la dévastation qu’il causait.
Un chahut terrible ! Les gardes reprirent leurs esprits et partirent en courant dans toutes les directions, essayant de se mettre à l’abri. Pendant une seconde, Cleary eut du mal à croire que ce qui avait sauvé ses hommes et lui-même n’était pas vraiment l’œuvre d’extraterrestres ou de démons sortis d’un cauchemar. Le rideau se déchira très vite dans son esprit et il réalisa que, grâce à la pesante machine, la victoire venait de renaître de ses cendres.
Cleary devait toujours se souvenir de ce grand véhicule, de sa peinture rouge transparente et luisante sous le soleil brillant, de son chauffeur accroché d’une main au volant et tirant de l’autre par la fenêtre sur les gardes de Wolf, aussi vite qu’il pouvait appuyer sur la détente avec un vieux Colt automatique de 1911. Un autre homme descendait avec un fusil Bushmaster tout ce qui portait un uniforme noir. C’était un spectacle totalement inattendu, sans précédent, un spectacle à faire douter quiconque de sa santé mentale.
La trentaine de gardes encore vivants et que les Forces Spéciales n’avaient pas blessés, ceux qui avaient survécu au massacre, reprirent bientôt leurs esprits et commencèrent à tirer sur le véhicule insolite et meurtrier. Leurs tirs claquèrent, vague après vague. Des balles frappèrent la carrosserie rouge et les hauts pneus, déchirant le métal et le caoutchouc, mais le monstre refusait de s’arrêter, ses klaxons hurlant jusqu’à ce qu’un tir les arrache. Chaque tesson de verre fut rejeté de la cabine de conduite et toujours le conducteur et son passager maintenaient un feu nourri contre les gardes.
Avec une férocité brutale et une implacable sauvagerie, le Croiseur des Neiges se lança dans le centre de contrôle, jetant sa masse de trente tonnes et plus à 32 kilomètres/heure contre les murs de métal et le toit entourant l’entrée comme un poing s’aplatissant sur la porte d’entrée d’une maison de poupée. L’effet destructeur de l’impact arracha le toit de l’habitacle du Croiseur des Neiges aussi proprement que s’il avait été découpé par une hache géante. L’avant du monstre enragé se tordit quand il s’enfonça profondément dans la salle de contrôle, la plongeant dans un chaos de métal déchiqueté et dans une explosion de machines électroniques, de fils, de meubles de bureau et d’installations informatiques.
Sa grosse carrosserie labourée par un ouragan de petites armes à feu, la cabine de conduite presque désintégrée, les pneus énormes déchirés et à plat, le Croiseur des Neiges perdit son élan et alla cogner dans un mur où il s’arrêta enfin.
Dans des moments comme celui-là, la logique s’efface et les hommes s’adaptent magnifiquement à la situation. En plein dans l’action, criant et jurant, sans que personne le leur ordonne, les survivants des Marines, des Delta Forces et des SEAL sortirent de leurs misérables abris de glace et se lancèrent en avant, s’engouffrant dans la brèche faite par le Croiseur des Neiges. Ils se rendirent maîtres de la barricade, concentrant leurs tirs et éliminant la plupart des gardes stupéfaits, qui furent pris sans avoir eu conscience de l’assaut, pendant qu’ils en étaient encore à regarder et à tirer sur le véhicule déchaîné.
Hugo Wolf était totalement horrifié. La monstruosité rouge surgie de nulle part avait, en deux petites minutes, changé le sort de la bataille, aplatissant deux autoneiges et leurs équipages et écrasant près de vingt de ses hommes. Comme un arrière de football qui aurait lancé une bonne balle au cours des dernières minutes de la partie et la verrait interceptée par l’équipe adverse, Hugo ne pouvait pas croire que cela était vrai. Soudain saisi de panique, il sauta dans une autoneige proche, mit le moteur en marche et fonça loin du chambardement, vers le hangar des avions.
Abandonnés, sans ordres et sans chefs, les gardes virent un faible espoir d’échapper à la mort et, un par un, posèrent leurs armes et mirent les mains sur la tête. Quelques-uns réussirent à disparaître en passant derrière les hommes de Cleary pour tenter d’atteindre le hangar avant le décollage des avions. Soudain, la scène de carnage devint étrangement calme et immobile.
La bataille sanglante était terminée.
La salle de contrôle était une indicible ruine. Des consoles avaient été catapultées de leurs bases et projetées contre les murs. Le contenu des bureaux, étagères et armoires était répandu sur le sol en un tapis de dossiers et de papiers. Des tables et des chaises gisaient, tordues et cassées. Des écrans d’ordinateur, arrachés, pendaient en angles curieux. Le Croiseur des Neiges trônait dans ce désordre fou comme un grand dinosaure criblé de milliers de balles. Curieusement, il n’était pas mort. Défiant toutes les lois de l’ingénierie mécanique, ses diesels tournaient encore au ralenti, avec un petit bruit enrhumé venant de ses tuyaux d’échappement en pièces.
Pitt poussa la portière percée de balles et la regarda sortir de ses gonds cassés et tomber à terre, sans état d’âme apparent. Par miracle, ni Giordino ni lui n’avaient été sévèrement touchés. Des balles avaient déchiré leurs vêtements, Pitt avait reçu un éclat dans son avant-bras et Giordino saignait au cuir chevelu, cependant ils n’avaient rien de sérieux alors qu’ils s’étaient attendus au pire.
Pitt fouilla les corps de la salle de contrôle, mais les Wolf, leurs ingénieurs et leurs scientifiques avaient évacué le bâtiment en direction du hangar. Giordino emplit ses yeux noirs, souriants et pourtant encore menaçants, de tous les détails de la scène de ravages.
— Est-ce que l’aiguille du compte à rebours tourne toujours ? demanda-t-il.
— Je ne crois pas. (Pitt montra les restes d’une horloge digitale au milieu des débris dont les chiffres s’étaient figés sur dix minutes et vingt secondes.) En détruisant les ordinateurs et tout le système électronique, nous avons arrêté la séquence du compte à rebours.
— Pas de banquise qui se casse et qui dérive en mer ? Pitt se contenta de secouer la tête.
— Pas de fin du monde ?
— Pas de fin du monde, affirma-t-il.
— Alors c’est fini ! murmura Giordino.
Il avait du mal à croire que ce qui avait commencé dans une mine du Colorado s’était enfin terminé dans cette pièce complètement démolie dans l’Antarctique.
— Presque. (Pitt s’appuya faiblement contre le Croiseur des Neiges anéanti, sentant son soulagement gâché par sa colère contre Karl Wolf.) Nous avons encore quelques détails à régler.
Giordino semblait sur une autre planète.
— Dix minutes et vingt secondes, dit-il lentement. Le monde est-il passé si près du néant ?
— Si le Projet Walhalla était devenu opérationnel, probablement. Est-ce que ça aurait vraiment altéré la terre pour des millions d’années ? Heureusement, nous ne le saurons jamais.
— Ne bougez pas d’un poil !
L’ordre tomba, froid comme du marbre.
Pitt leva les yeux et se trouva face à une silhouette vêtue d’un treillis blanc pointant vers lui ce qui paraissait une arme de mutant. L’étranger saignait du menton et avait une main blessée. Il regarda l’apparition, essayant en vain d’apercevoir ses yeux derrière les lunettes de protection.
— Puis-je remuer mes oreilles ? demanda-t-il, parfaitement calme.
D’où il était, Cleary ne pouvait savoir si ces personnages indescriptibles, debout devant lui, étaient des amis ou des ennemis. Le plus petit ressemblait à un pitbull, le plus grand était ébouriffé, avec la moitié du visage couverte de pansements sales. Ils avaient tous deux l’air d’être morts de fatigue, leurs yeux creux à peine capables d’accommoder, leurs joues et leur mâchoire déjà couvertes de barbe.
— Qui êtes-vous et d’où sortez-vous, petits malins ?
— Je m’appelle Dirk Pitt. Mon ami est Al Giordino. Nous appartenons à l’Agence Nationale Marine et Sous-Marine.
— La NUMA ? répéta Cleary, trouvant la réponse à la limite de la démence. Est-ce vrai ?
— C’est vrai, répondit Pitt tranquillement. Qui êtes-vous ?
— Le major Tom Cleary, des Forces Spéciales de l’Armée américaine. Je commande l’unité qui a pris d’assaut cette usine.
— Désolés de n’avoir pas pu arriver plus tôt pour sauver davantage de vos hommes, dit sincèrement Pitt. Les épaules de Cleary s’affaissèrent et il baissa son fusil.
— Il n’y avait pas mieux que les hommes qui sont morts aujourd’hui.
Pitt et Giordino se turent parce qu’il n’y avait rien à dire d’approprié. Finalement, Cleary se redressa.
— J’ai du mal à croire que deux océanographes de la NUMA, sans entraînement de combat, puissent faire autant de dommages, dit Cleary en essayant toujours de jauger les hommes debout devant lui.
— Nous avons essayé de vous sauver, vous et vos hommes, sous l’impulsion du moment. Notre but était en fait d’empêcher les Wolf de lancer leur cataclysme.
— Et vous avez réussi ? demanda Cleary en regardant autour de lui ce qui avait été un centre de contrôle high-tech et opérationnel, ou bien est-ce que la pendule tourne encore ?
— Comme vous pouvez le constater, répondit Pitt, toutes les fonctions électroniques sont désactivées. Les commandes d’activation des machines destinées à couper la banquise ont été mises hors service.
— Grâce à Dieu, dit Cleary, sentant le stress tomber de ses épaules.
Il enleva son casque d’un geste las, remonta ses lunettes sur son front et tendit à Pitt sa main blessée.
— Messieurs, ceux d’entre nous qui sommes encore debout vous devons beaucoup. Dieu sait combien de vies vous avez sauvées en intervenant à temps avec ce… euh ! qu’est-ce que c’est exactement ? ajouta-t-il en regardant les restes tordus du Croiseur des Neiges autrefois magnifique, ses moteurs diesels Cummins tournant lentement comme des cœurs encore un peu vivants.
— Un souvenir de l’amiral Byrd, dit Giordino.
— Qui ?
— C’est une longue histoire, ajouta Pitt en souriant un peu. L’esprit de Cleary passa à autre chose.
— Je ne vois pas de cadavres.
— Ils ont tous dû évacuer le centre pendant la bagarre. Je suppose qu’ils sont allés au hangar pour prendre l’avion et filer en vitesse, dit Giordino.
— Ma carte de l’installation montre un aérodrome, mais nous n’avons vu aucune trace d’appareils pendant notre descente.
— On ne peut pas voir leur hangar d’en haut, il a été creusé dans la glace.
L’expression de Cleary tourna à la fureur.
— Êtes-vous en train de me dire que les salopards responsables de cette honteuse débâcle ont disparu ?
— Détendez-vous, major, dit Giordino avec un sourire rusé. Ils n’ont pas quitté le complexe. Cleary nota l’expression ravie dans les yeux de Pitt.
— Vous vous êtes occupés de ça aussi ?
— Eh bien, en fait, oui, répondit modestement Pitt. En venant jusqu’ici, il se trouve que nous sommes passés par leur hangar. J’ai le plaisir de vous annoncer que tous les vols au départ du complexe ont été annulés.
Des cris et des hurrahs éclatèrent dans les salles de réunions du Pentagone et de la Maison Blanche en entendant Cleary annoncer le désamorçage des systèmes de rupture de la banquise, suivi par le rapport du lieutenant Jacobs disant que les forces de sécurité survivantes des Wolf posaient leurs armes et se rendaient. L’allégresse envahit les deux pièces en apprenant que le pire de la crise mortelle était terminé. Ils entendirent la voix de Cleary menant une conversation avec les sauveurs de la mission dont les voix ne leur parvenaient pas car ils n’avaient pas de radio et que le laryngophone de Cleary n’était pas assez puissant pour porter leurs paroles.
Incapable de contenir sa joie, le Président prit un téléphone et parla sèchement.
— Major Cleary, ici le Président. Me recevez-vous ? Il y eut un crissement d’électricité statique puis la voix de Cleary répondit.
— Oui, monsieur le Président, je vous reçois fort et clair.
— Jusqu’à présent, on m’a dit de ne pas intervenir dans vos communications, mais je crois que tout le monde, ici, souhaite entendre un rapport cohérent.
— Je comprends, monsieur, dit Cleary qui avait beaucoup de mal à croire qu’il parlait effectivement à son commandant en chef. Je vais devoir faire vite, monsieur le Président, car nous devons encore attraper les Wolf, leurs ingénieurs et le reste de leurs gardes.
— Je comprends, mais parlez-moi de ce macabre véhicule qui est arrivé sur place. À qui appartient-il et qui le conduisait ?
Cleary le lui dit, mais ne réussit pas à décrire le monstre des neiges qui était sorti de la glace au dernier moment et qui avait arraché la victoire de la bouche même de la défaite.
Tout le monde écouta, sidéré, mais personne ne le fut plus que l’amiral Sandecker quand il apprit que deux hommes de son agence gouvernementale et sous son autorité directe avaient conduit sur cent kilomètres, à travers un désert de glace, un monstrueux véhicule de 1940 et avaient aidé à écraser une petite armée de mercenaires. Il fut doublement étonné en entendant les noms de Dirk Pitt et d’Al Giordino, qu’il croyait sur le point d’atterrir à Washington.
— Pitt et Giordino, dit-il en hochant la tête d’étonnement. J’aurais dû m’en douter. Si quelqu’un peut faire une entrée à grand spectacle là où on ne les attend pas, ce sont eux.
— Je ne suis pas surprise, ajouta Loren avec un petit sourire. Vous n’imaginez pas Dirk et Al attendant tranquillement, sans rien faire, que le monde s’arrête ?
— Qui sont ces gens ? demanda avec colère le général South. Depuis quand la NUMA a-t-elle le droit d’interférer dans une opération militaire ? Qui a autorisé leur présence ?
— Je serais fier de dire que c’est moi, dit Sandecker en plantant son regard dans celui de South sans céder d’un pouce. Malheureusement, ça ne serait pas vrai. Ces hommes, je veux dire mes hommes, ont agi de leur propre initiative et quelque chose me dit qu’ils ont rudement bien fait de le faire !
La controverse mourut avant de commencer. Personne ne doutait, dans les salles de conférences, que, sans l’intervention de Pitt et de Giordino, on n’aurait même pas pu estimer les épouvantables conséquences.
Les oreilles de Pitt et de Giordino auraient dû siffler, mais, sans lien avec le casque radio de Cleary, ils n’entendirent pas ce qui se disait de l’autre côté du monde. Assis sur le marchepied du Croiseur des Neiges, Pitt enleva les bandages de son visage, révélant plusieurs coupures qui auraient besoin de points de suture.
— Êtes-vous certain que les Wolf sont encore ici ? demanda Cleary.
— Karl, le chef de la famille, et une de ses sœurs, Elsie, doivent être en larmes en voyant que l’avion qu’ils devaient utiliser pour quitter les lieux est incapable de voler.
— Est-ce que M. Giordino et vous pouvez me conduire au hangar ?
— Je considérerai cela comme un honneur et un privilège, dit Pitt avec un sourire.
La voix du général South interrompit cette brève conversation.
— Major Cleary, je vous ordonne de vous regrouper, de faire ce que vous pouvez pour vos blessés et de vous assurer du reste de l’installation. Vous attendrez ensuite l’unité des Forces Spéciales qui devrait atterrir dans une demi-heure.
— Oui, monsieur, dit Cleary. Mais il y a d’abord une petite tâche à terminer.
Il retira le fil qui reliait son micro à son récepteur, se tourna vers Pitt et le fixa d’un regard énigmatique.
— Alors, il est où, ce hangar ?
— À environ huit cents mètres, dit Pitt. Envisagez-vous d’encercler cent personnes avec les quelques hommes qui vous restent ?
Les lèvres de Cleary s’étirèrent en un sourire évasif.
— Ne pensez-vous pas qu’il serait juste que les hommes qui ont connu l’enfer puissent assister à la mise à mort ?
— Ce n’est pas moi qui vous contredirai.
— Êtes-vous tous deux capables de nous servir de guides ?
— Avez-vous la permission de Washington ?
— J’ai oublié de la demander.
Les yeux opale de Pitt prirent un air espiègle.
— Pourquoi pas ? dit-il enfin. Al et moi n’avons jamais pu résister à un procédé diabolique.
45
C’eût été un euphémisme de dire que Karl Wolf fut horrifié et fou de rage quand il posa les yeux sur l’épave de son avion. Son grand projet tombait à l’eau et ses scientifiques, ses ingénieurs et lui tournèrent en rond dans le hangar, apeurés et confus. D’après ce qu’il en savait, le mécanisme destiné à casser la banquise était toujours branché et il ne restait qu’un peu moins de quatre minutes avant l’heure H.
Mal informé par Hugo, qui lui avait dit que ses gardes, au centre de contrôle, étaient toujours engagés dans une lutte acharnée avec les Forces Spéciales, Karl n’avait aucun moyen de savoir que le Quatrième Empire était mort avant de naître, ni que le Projet Walhalla avait avorté.
Les Wolf s’étaient rassemblés en un groupe solennel, incapables d’accepter l’impact de ce désastre, de croire à l’incroyable histoire d’un immense véhicule qui aurait mis à sac le hangar et les avions avant de se diriger vers le lieu où la bataille faisait rage maintenant, devant le centre de contrôle. Ils étaient transformés en statues de sel, incapables de croire au revers soudain de leurs plans longuement mis au point. Hugo était le seul membre absent de la famille.
Engagé jusqu’au bout, il n’avait pas tenu compte de leur situation difficile. Il s’organisait fiévreusement, avec ce qui restait de ses forces de sécurité, pour réduire les Américains dont il était sûr qu’ils n’allaient pas tarder à prendre le hangar d’assaut.
— Bon, dit Karl, les choses sont ce qu’elles sont. Envoie un messager à notre frère Bruno, à bord de l’Ulrich Wolf, demanda-t-il à Blondie. Explique-lui la situation et dis-lui de nous envoyer immédiatement un avion de soutien. Nous n’avons pas une minute à perdre.
Blondie ne perdit pas de temps à poser de questions. Elle se dirigea en courant vers la radio de la salle de contrôle, au bord de la piste d’envol.
— Sera-t-il possible d’atterrir sur l’Ulrich Wolf pendant les premiers effets du cataclysme ? demanda Elsie Wolf à son frère, le visage pâle d’angoisse.
Karl s’adressa à son ingénieur en chef, Jurgen Holtz.
— Avez-vous une réponse à la question de ma sœur, Jurgen ? Holtz, effrayé, les yeux baissés sur le sol glacé du hangar, répondit avec hésitation.
— Je n’ai aucun moyen de calculer le moment exact où arriveront les ouragans et les raz de marée prévus. Et je ne peux pas non plus calculer leur force initiale. Mais s’ils atteignent l’Ulrich Wolf avant que nous n’ayons atterri, je crains qu’il n’en résulte qu’une grande tragédie.
— Voulez-vous dire que nous allons tous mourir ? demanda Elsie.
— Je dis que nous ne le saurons que le moment venu, dit Holtz sans faire de phrase.
— Nous n’aurons jamais le temps de transférer les objets amènes des avions abîmés quand Bruno arrivera, constata Karl en regardant avec égarement le jet d’affaires de la famille cassé comme un jouet d’enfant. Nous prendrons seulement les reliques du Troisième Reich.
— Je vais avoir besoin de tous ceux qui, hommes ou femmes, peuvent tenir une arme.
La voix qui parlait était derrière Karl. C’était celle d’Hugo, dont l’uniforme noir était éclaboussé du sang du garde mort qui avait omis de lui parler des dégâts dans le hangar.
— J’ai compris que nous avons sur les bras beaucoup de gens effrayés et désorientés, mais, si nous voulons survivre jusqu’à ce que nos frères et sœurs, sur le chantier, nous sauvent, nous allons devoir tenir contre les forces américaines.
— Combien de tes combattants ont survécu ? demanda Karl.
— Ils ne sont que douze. C’est pourquoi j’ai besoin de toutes les réserves que je peux trouver.
— As-tu assez d’armes pour nous tous ?
— Oui, dit Hugo. Il y a des fusils et des munitions dans l’arsenal, à l’entrée du hangar.
— Alors tu as ma permission pour recruter tous ceux qui veulent revoir leurs familles.
Hugo regarda son frère dans les yeux.
— Ce n’est pas à moi, mon frère, de leur demander de lutter et de mourir. C’est toi le chef de notre nouvelle destinée. C’est toi qu’ils respectent et qu’ils vénèrent. Demande et ils te suivront.
Karl regarda son frère et ses deux sœurs et vit sa propre inflexibilité dans leurs yeux. L’esprit aussi froid qu’un iceberg et le cœur dur comme la pierre, il n’avait aucun complexe à demander à ces gens de donner leur vie pour que lui et sa famille puissent survivre.
— Rassemble-les, dit-il à Elsie, et je leur dirai ce qu’ils doivent faire.
Laissant quatre de ses hommes, légèrement blessés, s’occuper de ceux qui l’étaient davantage et garder les mercenaires survivants de Wolf, Cleary et vingt-deux hommes valides de son équipe suivirent Pitt et Giordino, qui connaissaient le chemin du hangar. Ils entrèrent dans le tunnel principal, en formation, avec deux hommes des Delta Forces de Garnet en éclaireurs.
Le lieutenant Jacobs fut plus que surpris de revoir Pitt et Giordino, et davantage encore quand il comprit que c’était là les deux fous qui avaient conduit le Croiseur des Neiges dans la zone de combat quelques minutes seulement avant que Cleary et ses hommes aient failli finir comme Custer et le Septième de Cavalerie à Little Big Horn.
Avançant avec précaution, la colonne prit le premier coude de la galerie et passa devant l’équipement de construction abandonné ainsi que les portes ouvertes sur des entrepôts vides. Pour Pitt et Giordino, cette marche dans le tunnel était bien différente de leur avancée avec le Croiseur des Neiges. Pitt ne pouvait s’empêcher de sourire en voyant les grandes striures dans la glace, causées par sa conduite sauvage pour tenter d’échapper aux autoneiges blindées.
Ils atteignirent un véhicule de traction abandonné, attaché à un petit train de quatre wagons plats qui avait servi à transporter des fournitures et des provisions dans le labyrinthe des tunnels. Ils s’arrêtèrent et utilisèrent le véhicule et les wagons pour se dissimuler. Cleary questionna Pitt et Giordino.
— À quelle distance est le hangar ?
— Encore cinq cents mètres avant que le tunnel y débouche.
— Y a-t-il un endroit, entre ici et là-bas, où ils auraient pu dresser une barricade ?
— Tous les trois mètres, s’ils avaient eu le temps et les blocs de glace. Mais je doute qu’ils aient pu construire quelque chose de substantiel depuis les quelques minutes où ils ont perdu la bataille.
Il montra la glace, un peu plus loin. Outre les traces visibles des pneus du Croiseur, les seules autres traces venaient du passage d’une unique autoneige, et des empreintes de pas suggéraient qu’ils s’étaient enfuis en courant.
— Il ne doit pas rester plus d’une douzaine de gardes. S’ils ont l’intention de monter une défense, ils le feront à moins de cent mètres du hangar.
— N’oublie pas l’autoneige, rappela calmement Giordino, celle que tu n’as pas réduite en bouillie.
— Y a-t-il un autre de ces maudits véhicules qui traîne encore par ici ? grogna Cleary.
— Ça se pourrait, dit Pitt. Qu’avez-vous dans votre arsenal de campagne qui puisse la rendre inutilisable ?
— Rien qui puisse pénétrer son blindage, admit Cleary.
— Retenez vos hommes, major. Je pense à quelque chose qui pourrait se révéler utile.
Pitt fouilla dans la boîte à outils du véhicule de traction et revint avec un bidon vide. Trouvant un levier d’acier, il s’en servit pour perforer le dessus du bidon. Puis, avec la barre il asséna un grand coup au fond du réservoir d’essence du véhicule. Quand le bidon fut plein, il le leva.
— Tout ce qu’il nous faut, maintenant, c’est un mécanisme de mise à feu.
Le lieutenant Jacobs, qui observait les gestes de Pitt, fouilla son sac et en sortit un petit lance-fusées servant à se signaler, la nuit, par mauvais temps.
— Ça vous irait ?
— Comme une jolie femme et un verre de cabernet, dit Pitt. Cleary leva le bras et le bougea vers l’avant.
— Allez, on y va !
Personne ne craignait plus l’inconnu, maintenant, ni la hâte, ni l’agitation. Protégés sur leurs flancs par des hommes se déplaçant comme des chats, suivis par d’autres, inébranlables et décidés, résolus à venger leurs amis tombés dans le centre de contrôle, ils avançaient dans le tunnel comme des spectres, sous la lumière pâle qui se reflétait à travers la glace. Pitt se sentit gonflé d’orgueil de savoir que Giordino et lui étaient acceptés par ces hommes comme leurs égaux.
Soudain, les flanqueurs firent signe de s’arrêter. Tout le monde se raidit, l’oreille tendue. Un bruit de pot d’échappement, dans le lointain, signalait l’approche d’un véhicule. Le son s’amplifia bientôt et résonna dans le tunnel. Deux lumières apparurent, leurs rayons dansant sur la glace avant de passer le coude.
— L’autoneige, annonça calmement Pitt. La voilà. Je vous suggère d’entrer rapidement avec vos hommes dans cet entrepôt vide avant que les phares vous trahissent.
Un ordre tranquille et bref et, vingt secondes plus tard, tout le monde était dans l’entrepôt dont la porte resta entrebâillée. La lumière des phares augmenta tandis que l’autoneige avançait dans le tunnel. Derrière la porte de l’entrepôt, Pitt était accroupi, le bidon d’essence entre les mains. Derrière lui, Jacobs se tenait prêt à tirer le pistolet à fusées et, derrière lui, toute l’équipe prête à sortir de la pièce et à déchaîner un déluge de feu sur les occupants de l’autoneige ou sur les gardes éventuels qui la suivraient à pied.
Le timing était critique. Si Pitt jetait le bidon trop tôt ou trop tard et que les gardes survivaient, toute l’équipe des Forces Spéciales serait piégée dans l’entrepôt comme des canards et anéantie en moins de temps qu’il ne le faudrait pour le dire. Et Jacobs devait viser juste, lui aussi. Qu’il manque son coup et tout serait raté.
L’autoneige approchait. Pitt jugea sa vitesse à environ 16 kilomètres/heure. Le conducteur faisait attention. Par l’étroite fente entre la porte et le chambranle, il ne vit aucun garde suivant à pied le véhicule.
— Elle roule trop vite pour que des gardes la suivent, dit-il doucement à Cleary. À mon avis, ils sont ici en éclaireurs.
— Ils ont quatre hommes, murmura Cleary. On sait au moins ça.
Pitt protégea sa tête et ferma les yeux pour n’être pas temporairement aveuglé par les phares brillants de l’autoneige. Elle était si près, maintenant, qu’il entendait ses chenilles crisser sur la glace du tunnel. Avec d’infinies précautions, sans faire de mouvements brusques qui pourraient attirer l’œil des occupants du véhicule, il ouvrit un petit peu plus la porte. L’avant de l’autoneige était assez proche de l’entrepôt pour qu’il entende le battement assourdi de son moteur. Prestement, avec concentration, il ouvrit vivement la porte, se leva de toute sa hauteur et lança le bidon d’essence dans le poste de conduite ouvert de l’autoneige. Puis, sans même faire mine de s’arrêter, il se jeta sur le côté et tomba sur la glace.
Jacobs n’était pas homme à laisser l’herbe lui pousser sous les pieds. Son pistolet était braqué avant même que Pitt ait ouvert la porte. Un réglage d’un millimètre et il tira, la fusée manquant la tête de Pitt de deux doigts, une fraction de seconde avant que le bidon d’essence pénètre dans le véhicule et s’y répande.
L’intérieur explosa en un holocauste de flammes. Les gardes horrifiés, leurs uniformes en feu, sautèrent de l’autoneige et roulèrent frénétiquement sur la glace pour éteindre les flammes. Même s’ils y étaient arrivés, leurs vies n’auraient pas été sauvées. Les hommes commandés par Cleary, que les gardes avaient tant fait souffrir tout à l’heure, n’avaient aucune envie de faire preuve de bienveillance. Ils sortirent en courant de l’entrepôt et arrêtèrent l’agonie des gardes avec des rafales de balles. L’autoneige, qui ne ressemblait plus maintenant à un transport mécanique, roula sans conducteur dans le tunnel, râpant les murs lisses qui ne réussirent pas à la freiner.
On ne perdit pas de temps à inspecter la scène tragique. Cleary regroupa ses hommes et ils repartirent. Personne ne se tourna pour voir ce qu’on laissait derrière, personne ne montra le moindre signe de remords. Ils poursuivirent leur avance, impatients de mettre fin à ce cauchemar et d’en punir les responsables. Avec un gros effort de volonté, Pitt se releva, s’appuya sur la solide épaule de Giordino et fit quelques pas jusqu’à ce que ses jambes fonctionnent à nouveau efficacement. Alors il suivit Cleary.
Quand Hugo Wolf constata que ses appels radio aux autoneiges restaient sans réponse et que des bruits de fusillade résonnaient dans le tunnel, il supposa le pire. Sans véhicule blindé, il avait encore une partie à jouer avant que les Américains n’atteignent le hangar et n’engagent une dernière bataille contre les huit gardes qui lui restaient. Il avait peu confiance en la petite armée d’ingénieurs qui savaient à peine tenir une arme et n’avaient pas assez d’estomac pour tirer sur un autre être humain, surtout s’il s’agissait de professionnels entraînés, qui répondraient coup pour coup. Ce qu’il allait essayer, se dit Hugo d’un ton morose, était son dernier coup de dés.
Il marcha jusqu’à l’endroit où Karl, Elsie et Blondie conversaient avec Jurgen Holtz. Karl se tourna et remarqua l’expression sombre de son frère.
— Des problèmes ?
— Je crois que je viens de perdre ma dernière autoneige blindée et quatre hommes qui ne seront pas faciles à remplacer.
— Nous devons tenir, dit Elsie. Bruno est en route avec deux avions. Ils doivent arriver dans cinq heures.
— Trois heures et demie après que la banquise aura été brisée, remarqua Holtz. La séquence d’activation des machines à glace a commencé et rien ne peut l’arrêter.
Karl jura doucement.
— Pouvons-nous tenir jusque-là ?
Hugo scruta le tunnel menant à l’installation minière comme s’il attendait une armée de fantômes.
— Il ne leur reste sûrement qu’une poignée d’hommes. Si mes gardes peuvent les éliminer dans le tunnel ou au moins les réduire à quelques-uns, alors, à nous tous, nous aurons assez de puissance de feu pour les arrêter définitivement. Karl regarda Hugo et lui posa une main sur l’épaule.
— Quoi qu’il arrive, mon frère, je sais que tu te seras conduit bravement et dans l’honneur.
Hugo embrassa Karl et partit rejoindre ses derniers gardes qu’il conduisit vers le tunnel. Ils furent suivis par un véhicule remorqué, tirant un wagon plat chargé d’un tambour de 250 litres et d’un large ventilateur de 1,80 mètre de diamètre.
Les Forces Spéciales s’arrêtèrent non loin du dernier tournant que présentait le tunnel avant de se redresser et de se prolonger sur cinquante mètres jusqu’au hangar. Un léger brouillard apparut, qui parut s’épaissir en roulant dans la galerie où il commença à envelopper les hommes.
— Qu’est-ce que vous dites de ça ? demanda Cleary à Pitt.
— Rien de bon. Nous n’avons rien rencontré de semblable en passant ici avec le Croiseur des Neiges, répondit Pitt, un doigt levé comme pour tester le vent. Ce n’est pas un phénomène naturel. Non seulement ça répand une odeur étrange, mais c’est produit par une machine, sans doute un gros ventilateur.
— Ce n’est pas du poison, affirma Cleary en reniflant le brouillard. On nous apprend à reconnaître les gaz toxiques pendant l’entraînement. À mon avis, ils diffusent un produit chimique sans danger pour nous cacher leurs mouvements.
— Se peut-il qu’ils manquent de bras et nous jouent une scène en désespoir de cause ? suggéra Jacobs qui s’était approché du major.
— Rassemblez-vous, ordonna Cleary à ses hommes par la radio de son casque. On continue. Soyez prêts à vous servir de tout ce que vous trouverez comme couverture si jamais ils avancent et tirent à travers la fumée.
— Je ne recommande pas ce type d’action, le prévint Pitt.
— Pourquoi ?
Pitt fît une grimace en direction de Giordino.
— Je crois que nous sommes déjà venus ici.
— Et qu’on a fait ça, ajouta Giordino.
Pitt regarda la fumée en réfléchissant puis mit une main sur le bras de Giordino.
— Al, prends un des hommes du major, retourne vite au véhicule à remorque et rapporte son pneu de rechange. Cleary lui adressa un regard étonné.
— Pour quoi faire, un pneu ?
— Un petit subterfuge à nous.
Quelques minutes plus tard, une gigantesque détonation déchira le cœur du tunnel. Il n’y eut ni flamme ni fumée, mais un éclair aveuglant suivi d’une énorme onde de choc qui écrasa l’air confiné avant de filer comme un missile dans un tube de lancement. L’explosion résonna comme un coup de tonnerre géant avant de disparaître peu à peu en même temps que ses échos.
Très lentement, assommé par la densité du choc, les oreilles sonnant comme les cloches d’une cathédrale, Hugo Wolf et les huit gardes qui lui restaient chancelèrent un peu puis avancèrent comme des zombies à travers un amoncellement de glace écroulée, s’attendant à ne rien trouver d’autre que les corps désintégrés des Américains. La commotion allait bien au-delà de ce qu’ils avaient espéré, mais leurs espoirs étaient au beau fixe, sûrs qu’ils étaient d’avoir éliminé les ennemis.
Passant le tournant, ils utilisèrent leurs lampes pour pénétrer le reste de fumée et de vapeurs de l’explosion, et avancèrent lentement jusqu’à ce qu’ils puissent distinguer des corps étendus dans des positions bizarres, dans la glace et au-dessous de la glace tombée du plafond du tunnel. Le regard d’Hugo alla de silhouette en silhouette, sentant monter en lui satisfaction et exaltation à la vue des Américains morts. Aucun n’avait survécu. Il regarda deux hommes en vêtements civils et se demanda qui ils étaient et d’où ils étaient venus. Ils étaient couchés, face contre terre, aussi ne reconnut-il pas les deux conducteurs de l’abominable véhicule qui avait causé tant de mort et de destruction au centre de contrôle.
— Félicitations pour ce grand triomphe, monsieur Wolf, le complimenta un de ses gardes. Hugo eut un petit signe de tête.
— Oui, mais un triomphe qui nous a coûté trop cher ! Puis, machinalement, ses hommes et lui tournèrent le dos au prétendu carnage et commencèrent à repartir vers le hangar.
— On ne bouge plus ! cria Cleary.
Hugo et ses hommes firent demi-tour, effarés de voir les morts se remettre debout, les armes pointées sur eux. Il aurait pu se rendre à ce moment-là. N’importe quel homme sain d’esprit aurait compris que toute résistance ne pourrait se terminer que par la mort. Mais Hugo, plus par réflexe que de sa propre volonté, se mit à tirer, imité par ses gardes.
Les armes des Forces Spéciales répondirent d’une seule voix. Les gardes des Wolf ne purent tirer que quelques rafales avant d’être coupés en deux. Hugo chancela, tomba en arrière, immobile et le visage crispé. Puis il lâcha son fusil et regarda, les yeux choqués et déjà vitreux, les trous nettement espacés dans son uniforme noir, de la taille à la poitrine. Finalement, écœuré et désolé d’avoir raté son coup, sachant qu’il n’avait plus que quelques secondes à vivre, il se laissa aller sur le sol.
La fusillade avait cessé et Jacobs, prudemment suivi de ses hommes, commença à inspecter les corps et à enlever toutes les armes serrées entre les doigts morts. Pitt, son Colt dans la main droite, s’avança et s’agenouilla près d’Hugo, le chef de ce qui avait été la force de sécurité de la famille Wolf. Celui-ci se rendit compte d’une présence et le regarda sans expression.
— Comment saviez-vous ? murmura-t-il.
— Vos hommes ont utilisé le même objet piégé dans la mine du Colorado.
— Mais l’explosion… ?
Pitt savait que l’homme était aux portes de la mort et qu’il devait faire vite.
— Nous avons fait rouler le pneu et la roue d’une remorque dans le tunnel et attaché le fil de votre charge explosive. Ensuite, nous nous sommes abrités dans un entrepôt. Juste après l’explosion, nous sommes sortis et nous avons fait les morts sur les débris de glace.
— Qui êtes-vous ? murmura le mourant.
— Mon nom est Dirk Pitt.
— Non ! Pas vous ! souffla-t-il, les yeux exorbités. Puis son regard devint fixe et sa tête roula sur le côté.
46
L’explosion, suivie d’un orage de coups de feu, résonna dans la galerie et dans le hangar comme le tonnerre grondant à l’autre extrémité d’un tuyau de drainage. Puis le raffut cessa soudain et les sons déclinèrent jusqu’à ce qu’un silence menaçant s’étende et pèse lourdement dans le hangar. Des minutes passèrent. Tous étaient figés, tentant de percer l’obscurité béante, attendant avec une inquiétude grandissante. Enfin l’oppressant silence fut brisé par le son de pas qui approchaient et résonnaient sur le sol glacé du tunnel.
Une silhouette prit lentement forme et s’approcha de la lumière tombant par le toit du hangar. Un homme grand, tenant un bâton terminé par un chiffon blanc, avança vers le demi-cercle d’hommes et de femmes armés de fusils qui le regardaient venir. Un foulard cachait la partie inférieure de son visage. Il se dirigea droit vers Karl Wolf et ses sœurs, s’arrêta et retira le foulard, révélant un visage aux traits taillés à la serpe qu’assombrissaient une barbe naissante et des yeux fatigués.
— Hugo vous envoie ses regrets, mais il ne pourra pas assister à votre petit pot d’adieu.
Il y eut un mouvement de désordre incrédule dans toute la salle. Blondie avait les yeux écarquillés. Le visage d’Elsie reflétait à la fois le choc et la rage la plus concentrée. Comme on pouvait s’y attendre, Karl réagit le premier.
— Ainsi, c’est vous, monsieur Pitt, dit-il en regardant celui-ci d’un air dégoûté. Vous êtes une vraie malédiction !
— Pardonnez ma tenue, dit Pitt avec cordialité. Mon smoking est chez le teinturier.
Fusillant Pitt de ses yeux bleus furieux, Elsie s’avança et appuya violemment son pistolet automatique dans son estomac. Il grogna de douleur, recula et appuya son bras à hauteur de sa taille, mais sans cesser un instant de sourire.
— Vous remarquerez, dit-il d’une voix tendue, que je ne suis pas armé et que je porte un drapeau blanc. Karl repoussa la main armée d’Elsie.
— Laisse-moi le tuer, siffla-t-elle haineusement.
— Chaque chose en son temps, dit Karl sans élever la voix. Il regarda Pitt dans les yeux.
— Hugo est mort ?
— Comme nous le disons chez moi, Hugo a passé l’arme à gauche.
— Et ses hommes ?
— Ils ont fait comme lui.
— C’est vous qui êtes responsable de la destruction de mon avion ? Pitt regarda l’appareil écrasé et haussa les épaules.
— J’ai dû conduire un peu imprudemment, je dois l’admettre.
— D’où êtes-vous venu ? demanda sèchement Wolf. Pitt sourit, l’ignora totalement et dit :
— Je vous conseille de dire à vos gens de poser leurs armes avant d’être grièvement blessés. Assez de sang a été répandu ici, aujourd’hui. Ce serait idiot d’ajouter au carnage.
— Vos hommes, monsieur Pitt ? Combien d’hommes reste-t-il de la force américaine ?
— Voyez vous-même.
Pitt se tourna et fit un mouvement du bras. Giordino, Cleary et les vingt hommes qui restaient entrèrent dans le hangar et se dispersèrent en une ligne régulière, à dix pas les uns des autres, les fusils pointés, prêts à tirer.
— Vingt contre cent ! dit Karl Wolf en souriant pour la première fois.
— Nous attendons du renfort incessamment.
— Trop tard, dit Wolf, croyant sincèrement que Pitt essayait désespérément de se sauver en le trompant. Les systèmes nano techniques créés pour casser la banquise ont été activés, maintenant. Le monde va subir un cataclysme pendant que nous parlons. Rien ne peut l’arrêter.
— Je suis désolé de vous contredire, répondit Pitt d’un ton volontairement neutre. Tous les systèmes ont été arrêtés dix minutes avant le moment où ils auraient dû être activés. Je suis navré de contrarier vos projets, Karl, mais il n’y aura pas de cataclysme. Il n’y aura pas de Nouvelle Destinée, pas de Quatrième Empire. Le monde va continuer à tourner autour du soleil comme avant ; certes, il n’est pas parfait avec toutes ses faiblesses et ses fragilités humaines. L’été et l’hiver, le ciel bleu et les nuages, la pluie et la neige, continueront sans interruption bien après que la race humaine aura cessé d’exister. Mais si notre race s’éteint, ce sera pour des raisons naturelles et non par un projet barbare, inventé par un mégalomane assoiffé de domination !
— Mais qu’est-ce que vous racontez ? interrompit Elsie, de plus en plus inquiète.
— Inutile de paniquer, chère sœur, dit Karl d’un ton un peu moins sympathique. Cet homme ment. Pitt secoua la tête d’un air las.
— C’est fini pour la famille Wolf. Si quelqu’un mérite d’être condamné par un tribunal mondial pour tentative de crimes contre l’humanité, c’est vous ! Quand sept milliards d’individus découvriront comment vous et votre famille de gangsters avez essayé d’exterminer tous les hommes, femmes et enfants de la planète, je crains que vous ne soyez pas très populaires. Vos navires géants, vos richesses et vos trésors seront saisis. Et si l’un de vos parents réussit à échapper à la prison à vie, chacun de ses gestes sera surveillé de près par des agences internationales de renseignements et par toutes les polices pour s’assurer qu’il n’a pas l’intention de construire un Cinquième Empire.
— Si ce que vous dites est vrai, dit Karl avec un sourire méprisant à peine voilé d’incertitude, qu’avez-vous l’intention de faire de mes sœurs et de moi ?
— Cela ne me regarde pas, soupira Pitt. Un jour, quelque part, vous serez pendu pour vos crimes, pour tous les meurtres que vous avez ordonnés de ceux qui se sont mis sur votre route. Ma satisfaction, c’est que je serai au premier rang pour vous regarder passer à la trappe.
— Une illusion très provocante, monsieur Pitt, et très intrigante. Dommage qu’il ne s’agisse que d’une fantaisie.
— Vous êtes difficile à convaincre !
— Donne l’ordre de tirer, mon frère, demanda Elsie. Fais tuer cette vermine. Si tu ne le fais pas, je le ferai.
Karl Wolf regarda les vétérans de Cleary, fatigués.
— Ma sœur a raison. Si vos hommes ne se rendent pas dans les dix secondes, les miens les abattront sans état d’âme.
— N’y comptez pas, dit Pitt d’une voix dure et sèche.
— Quoi ? Cent armes contre vingt ? La bataille ne sera pas longue et ne pourra avoir qu’une conclusion. Vous voyez, monsieur Pitt, il y a trop de choses en jeu. Mes sœurs et moi sacrifierons volontiers nos vies pour le Quatrième Empire.
— Il est stupide de gâcher des vies pour un rêve déjà mort et enterré.
— C’est la phrase creuse d’un homme désespéré. Au moins aurai-je la satisfaction de savoir que vous mourrez le premier.
Pitt regarda longuement Wolf puis jeta un coup d’œil au fusil automatique que ce fou tenait à la main. Il haussa les épaules.
— Faites comme vous voudrez. Mais avant de vous laisser aller à votre soif de sang, je vous suggère de regarder derrière vous. Wolf secoua la tête.
— Je ne vous quitte pas des yeux.
Pitt se tourna légèrement vers Elsie et Blondie.
— Que diriez-vous, les filles, d’expliquer à votre frère les choses de la vie ?
Les sœurs Wolf regardèrent derrière elles.
Tout le monde en fit autant dans le hangar et tous les yeux fixèrent le mur du fond et l’entrée, au bout du tunnel. S’il manquait quelque chose dans le hangar, ce n’était sûrement pas un arsenal d’armes automatiques. Il venait d’en arriver deux cents sur la scène du drame qui se jouait là. Deux cents fusils Eradicator très déplaisants d’aspect, tous pointés vers les ingénieurs et les scientifiques des Destiny Enterprises, tenus par des hommes aux visages cachés par des casques et des lunettes. Ils étaient disposés en un demi-cercle bien ordonné, le premier rang à genoux, le second debout, vêtus de tenues camouflées arctiques semblables à celles portées par Cleary et son équipe.
Une des silhouettes s’avança et parla d’une voix forte et autoritaire :
— Posez vos armes très doucement et reculez. Au premier signe d’hostilité, mes hommes ouvriront le feu. Si vous coopérez, personne ne sera blessé.
Il n’y eut ni hésitation ni résistance. Bien au contraire. Les hommes et les femmes qui constituaient l’équipe scientifique des Destiny Enterprises furent trop heureux de se débarrasser d’armes dont, pour la plupart, ils savaient à peine se servir. Il y eut un soupir de soulagement tandis qu’ils s’éloignaient des fusils Bushmaster et levaient les mains en l’air.
Elsie semblait avoir été poignardée en plein cœur, une expression d’incompréhension abasourdie sur le visage. Blondie, stupéfaite, paraissait sur le point de vomir. Karl Wolf était tendu et dur, plus en colère qu’inquiet de son sort en voyant son grand projet d’ordre nouveau s’envoler en fumée.
— Lequel d’entre vous est Dirk Pitt ? demanda le chef des Forces Spéciales nouvellement arrivées.
— C’est moi, dit Pitt en levant une main. L’officier s’approcha de lui et le salua.
— Colonel Robert Wittenberg, chargé de l’intervention des Forces Spéciales. Où en est l’Opération Séparation de la plate-forme de Ross ?
— Terminée, répondit Pitt d’une voix ferme. Le Projet Walhalla a été arrêté dix minutes avant l’activation du système de séparation. Wittenberg se détendit visiblement.
— Dieu merci ! soupira-t-il.
— Vous n’auriez pu avoir de meilleur timing, colonel !
— Après un contact radio avec le major Cleary, nous avons suivi vos indications en passant par l’ouverture que vous avez faite dans la glace avec votre véhicule.
Il se tut un moment avant de demander, avec une respectueuse admiration :
— Avez-vous vu la cité ancienne ?
— Oui, dit Pitt en souriant, nous l’avons vue.
— À partir de là, ça a été de la routine avec tout notre matériel de combat, poursuivit Wittenberg, jusqu’à ce que nous arrivions au hangar et que nous nous installions sans que quiconque se soit retourné et nous voie.
— C’était très risqué, mais le major Cleary et moi avons réussi à détourner l’attention de tout le monde jusqu’à ce que vous ayez pris position.
— Ils sont tous là ? demanda Wittenberg.
— Oui, sauf quelques-uns de leurs blessés au centre de contrôle.
Cleary approcha et les deux soldats se saluèrent avant de se serrer chaleureusement la main. Cleary avait un sourire fatigué, mais heureux.
— Bob, tu ne peux pas imaginer combien je suis content de voir ta sale tête !
— Combien de fois ? ai-je sauvé la mise, celle-ci incluse ? dit Wittenberg en plaisantant.
— Deux fois et je n’ai pas honte de l’avouer.
— Mais tu ne me laisses pas grand-chose à faire.
— C’est vrai, mais si tes hommes et toi n’étiez pas arrivés au bon moment, tu n’aurais trouvé ici qu’un champ de cadavres.
Wittenberg regarda les hommes de Cleary, tendus et fatigués, toujours vigilants cependant, qui surveillaient les moindres gestes du personnel des Wolf en train de poser leurs armes puis de se rassembler en groupes silencieux près des avions cassés.
— On dirait qu’ils t’en ont descendu un paquet !
— J’ai perdu trop d’hommes excellents, admit Cleary sombrement.
— Colonel Wittenberg, dit Pitt en montrant les Wolf, je vous présente Karl Wolf et ses sœurs Elsie et… Ne connaissant pas Blondie, il se tut.
— Ma sœur Blondie, intervint Karl comme un homme en plein cauchemar. Qu’avez-vous l’intention de faire de nous, colonel ?
— Si ça ne dépendait que de moi, grogna Cleary, je vous passerais tous par les armes.
— Avez-vous reçu des ordres concernant les Wolf après leur capture ? demanda Pitt. Wittenberg fit non de la tête.
— On n’a pas eu le temps de mettre au point une politique concernant les prisonniers.
— Dans ce cas, puis-je vous demander une faveur ?
— Après tout ce que vous et votre ami avez fait, dit Cleary, c’est la moindre des choses.
— J’aimerais avoir temporairement la garde des Wolf. Wittenberg regarda Pitt comme pour essayer de lire ses pensées.
— Je ne comprends pas bien. Cleary, lui, comprenait.
— Puisque tu n’as pas reçu d’ordre concernant les prisonniers, dit-il au colonel, je pense qu’il est tout à fait justifié que l’homme qui nous a sauvés d’une horreur inimaginable ait cet honneur qu’il demande.
Wittenberg réfléchit un moment puis acquiesça.
— Je suis tout à fait d’accord. Le butin de la guerre. Vous avez la garde des Wolf jusqu’à ce qu’ils puissent être transférés sous bonne garde à Washington.
— Aucun gouvernement n’a de juridiction légale sur un quelconque individu en Antarctique, dit Karl avec arrogance. Vous êtes dans l’illégalité en nous prenant comme otages.
— Je ne suis qu’un soldat, dit Wittenberg en haussant les épaules avec indifférence. Je laisse les hommes de loi et les politiciens décider de votre sort quand vous serez entre leurs mains.
Pendant que les diverses Forces Spéciales réunies vérifiaient les installations minières et encerclaient les prisonniers qu’ils enfermèrent ensuite dans les dortoirs des employés, Pitt et Giordino poussèrent discrètement Karl, Elsie et Blondie Wolf par les immenses portes qui occupaient un des murs du hangar. Apparemment sans témoins, ils obligèrent soudain les trois Wolf à passer une petite porte d’entretien qui donnait sur la piste aérienne, dehors. Le coup de vent glacé qui les saisit les surprit après la température de 15°C qui régnait dans le hangar.
Karl Wolf se tourna vers Pitt et Giordino avec un sourire supérieur.
— Est-ce ici que vous allez nous exécuter ? Blondie paraissait en transe, mais Elsie jeta à Pitt un regard cinglant.
— Tuez-nous si vous l’osez ! cracha-t-elle haineusement. Le visage de Pitt ne reflétait que le dégoût.
— Par tout ce qu’il y a de plus sacré au monde, vous méritez tous de mourir. Toute votre méprisable famille mérite de mourir. Mais ni mon ami ni moi ne nous abaisserons à vous tuer. Je laisse cet honneur à la nature.
La révélation frappa soudain Wolf.
— Vous nous permettez de nous échapper ?
— Oui, dit Pitt en hochant la tête.
— Ainsi, vous ne nous verrez pas passer en jugement ni aller en prison ?
— Une famille aussi riche et puissante que la vôtre ne mettra jamais les pieds dans un tribunal. Vous utiliserez tout ce que vous possédez pour échapper à la potence ou à des années derrière les barreaux. Vous finiriez par être libérés.
— Ce que vous dites est vrai, dit Karl avec hauteur. Aucun chef de gouvernement n’oserait se risquer à condamner la famille Wolf.
— Ni à encourir notre colère, ajouta Elsie. Il n’y a pas un haut fonctionnaire, pas un leader national qui ne doive quelque chose à notre famille. Si nous tombons, ils tombent.
— Nous ne pouvons pas être emprisonnés comme des voleurs de poules, ajouta Blondie dont la voix avait repris une certaine insolence. Notre famille est trop courageuse, trop volontaire. Nous referons surface et, la prochaine fois, nous n’échouerons pas.
— Eh bien moi, dit Giordino, ses yeux noirs pleins de mépris, je trouve que ça, c’est une très mauvaise idée.
— Nous serons tous plus tranquilles en sachant que vous ne rôdez pas quelque part pour essayer encore, dit Pitt.
Karl Wolf fronça les sourcils puis regarda autour de lui le paysage glacé.
— Je crois que je commence à comprendre où vous voulez en venir, murmura-t-il d’une voix plus basse. Vous allez nous laisser mourir sur la banquise ?
— Oui, dit Pitt avec un léger hochement de tête.
— Sans vêtements appropriés pour ces températures, nous ne survivrons pas une heure.
— Je dirais plutôt vingt minutes.
— Je crois que je vous ai sous-estimé, monsieur Pitt.
— Oui. Ma théorie c’est que le monde tournera aussi bien sans le Président-Directeur général des Destiny Enterprises et son empire familial.
— Pourquoi ne pas nous abattre purement et simplement ? Pitt regarda Wolf avec une petite lueur de plaisir dans ses yeux verts.
— Ce serait trop rapide. De cette façon, vous aurez le temps de réfléchir à l’horreur que vous vous apprêtiez à infliger à des milliards d’innocents.
Il y eut une légère rougeur sur les tempes de Wolf. D’un geste protecteur, il entoura de ses bras les épaules de ses sœurs.
— Votre sermon m’ennuie, monsieur Pitt. Je préfère mourir de froid que d’écouter davantage votre prêchi-prêcha philosophique.
Pitt regarda pensivement Karl Wolf et ses sœurs. Il se demanda s’il était possible d’entamer cette incorrigible famille. La perte de leur empire les avait secoués, mais la menace de leur mort ne les impressionnait pas le moins du monde. Au contraire, cela semblait les exaspérer. Il les regarda l’un après l’autre.
— Juste un petit avertissement. N’essayez pas de vous sauver par les galeries des installations minières. Toutes les issues seront gardées. Allez, en route, ajouta-t-il en faisant un geste avec son Colt.
Blondie paraissait résignée à son sort, ainsi que Karl. Elle frissonnait violemment sous la morsure du froid. Mais pas Elsie. Elle fit un brusque mouvement vers Pitt, mais reçut un revers de Giordino qui la fit tomber à genoux.
Pendant qu’elle se relevait, aidée par Karl, Pitt vit un regard de pure haine tel qu’il n’en avait jamais vu sur un visage de femme.
— Je jure que je vous tuerai ! siffla-t-elle entre ses lèvres.
— Bonsoir, Elsie, dit Pitt avec un sourire cruel. Bonne journée.
— Si vous marchez vite, ajouta Giordino, vous aurez moins froid. Puis il claqua la porte et la verrouilla.
47
Quarante-huit heures plus tard, l’installation minière grouillait de scientifiques et d’ingénieurs qui commencèrent à étudier les systèmes de nanotechnologie des Wolf tout en s’assurant encore que le circuit qui devait briser la banquise ne pourrait pas être réactivé. Ils furent suivis par une armée d’anthropologues et d’archéologues qui descendirent dans l’ancienne cité amène. Presque tous avaient été sceptiques jusque-là et nié l’existence d’une culture type Atlantide antérieure à 4 000 ans avant J.-C. Maintenant, ils foulaient les ruines anciennes avec une admiration mêlée de respect, détaillant les formes fantastiques des piliers sous la glace, incapables de croire qu’ils étaient assez privilégiés pour voir cela. Bientôt ils catalogueraient les objets d’art trouvés dans l’avion abîmé et dans les entrepôts, dans les galeries qui partaient du hangar. Après avoir été soigneusement mis dans des caisses, les objets seraient dirigés vers les États-Unis pour y subir un traitement de conservation et une étude approfondie avant d’être exposés au public.
Chaque université d’État possédant un département d’archéologie envoya une équipe pour étudier la cité et commencer à dégager la glace qui l’avait ensevelie pendant neuf mille ans. Ce travail énorme allait durer près de cinquante ans et entraînerait la découverte d’autres sites amènes encore inconnus. L’incroyable abondance des œuvres d’art allait remplir les musées de toutes les plus grandes villes du monde.
En compagnie de Giordino, le visage recousu par une équipe médicale venue soigner et évacuer les blessés, Pitt accueillit Dad Cussler qui arriva avec son équipe pour démonter les restes du Croiseur des Neiges avant de le renvoyer aux États-Unis où une société s’occuperait de le restaurer. Ils l’accompagnèrent au centre de contrôle et là, contemplèrent le véhicule avec anxiété pour la première fois depuis qu’il avait quitté Little America.
Le vieil homme regarda sombrement et tristement le grand véhicule rouge en morceaux, troué de balles, dont les pneus étaient déchirés et à plat, la fenêtre de l’habitacle démolie et réduite en miettes. Trois longues minutes passèrent pendant lesquelles il tourna autour de l’épave, examinant les dommages. Finalement, il leva les yeux et eut un sourire de travers.
— Rien qui ne puisse être réparé, dit-il en tirant sur sa barbe grise. Pitt le regarda avec embarras.
— Vous croyez vraiment qu’on peut le reconstruire ?
— J’en suis sûr. Ça prendra peut-être deux ans, mais je crois qu’on peut le refaire aussi bien que neuf.
— Ça ne paraît pas possible, dit Giordino.
— C’est que vous et moi ne voyons pas la même chose, dit Cussler. Vous voyez un tas de ferrailles. Moi, je vois une machine magnifique qui fera un jour l’admiration de millions de gens au Smithsonian. (Ses yeux bleu-vert brillaient tandis qu’il parlait.) Ce que vous ne réalisez pas, c’est que vous avez pris une machine ratée et que vous en avez fait une incroyable réussite. Avant, la seule distinction du Croiseur des Neiges c’est qu’il était un fiasco et qu’on ne savait pas comment lui faire faire ce pour quoi il avait été imaginé. C’est-à-dire transporter un équipage avec tout le confort sur 800 kilomètres de glace dans l’Antarctique. Il a pataugé lamentablement dès qu’il est sorti du bateau, en 1930, et il est resté enterré soixante-dix ans. Vous deux, vous n’avez pas seulement montré la valeur de la mécanique du début du vingtième siècle en lui faisant traverser 100 kilomètres sur la banquise en plein blizzard. Vous avez également utilisé sa taille gigantesque et sa puissance pour éviter une catastrophe mondiale. Maintenant, grâce à vous, il est sans prix. C’est devenu un objet historique à chérir.
Pitt regarda l’immense véhicule mutilé comme un animal blessé.
— S’il n’avait pas été là, aucun d’entre nous n’y serait non plus.
— J’espère qu’un jour vous me raconterez toute l’histoire.
Giordino dévisagea le vieil homme.
— C’est curieux, mais j’ai l’impression de vous connaître.
— Quand il sera exposé, reprit Dad en tapant sur l’épaule de Pitt, je vous enverrai à tous les deux une invitation.
— Al et moi en serons ravis.
— À propos, pourriez-vous m’indiquer qui commande, ici ? Pendant la traversée depuis la station polaire, mon équipe et moi avons trouvé trois corps gelés, à 800 mètres environ de la piste. On dirait qu’ils essayaient de traverser les barrières de sécurité avant que le froid ne les abatte. Je ferais bien de faire un rapport pour qu’on puisse récupérer les corps.
— Un homme et deux femmes ? demanda innocemment Pitt. Dad fit signe que oui.
— Bizarre ! Ils étaient vêtus davantage pour assister à un match de foot à Philadelphie que pour survivre dans l’Antarctique.
— Il y a des gens imprudents sous ces climats polaires. Dad leva un sourcil puis sortit de sa poche un immense mouchoir rouge de la taille d’une niche à chien et se moucha.
— Ouais, c’est bien vrai, ça.
Des avions atterrissaient sans cesse, déversant du personnel scientifique et militaire puis embarquant les blessés de Cleary et les gardes de Wolf vers les hôpitaux américains. Pour ne pas rester inutile, le sous-marin nucléaire Tucson se fraya un chemin dans la caverne jusqu’au port enserré par la glace et s’amarra près des vieux U-boats nazis.
Le commandant Evan Cunningham était un poids coq, petit et nerveux, qui bougeait les bras et les jambes comme une marionnette. Il possédait un visage lisse avec un menton pointu et des yeux bleu de Prusse toujours en mouvement. Il rencontra le colonel Wittenberg et le général Bill Guerro, envoyé de Washington à Okuma pour reprendre le commandement à Wittenberg et évaluer la complexité grandissante de la découverte. Cunningham offrit les services de son navire et de son équipage, comme le chef d’État-Major de la Marine l’y avait autorisé.
Wittenberg avait décrit Pitt à Cunningham et le commandant avait demandé à voir l’homme de la NUMA. Il s’approcha de lui et se présenta.
— Monsieur Pitt, nous avons parlé par radio, mais nous ne nous sommes jamais rencontrés. Je suis Evan Cunningham, le commandant du Tucson.
— Je suis heureux de faire votre connaissance, commandant. Maintenant, je peux vous exprimer comme il faut mes remerciements d’être arrivé au bon moment pour sauver le Polar Storm et tous ceux qui étaient à bord.
— J’ai juste eu la chance d’être au bon endroit au bon moment, dit-il avec un grand sourire, il n’y a pas beaucoup de commandants, dans la marine d’aujourd’hui, qui puissent se vanter d’avoir coulé un U-boat.
— En effet, à moins de rentrer à l’asile.
— À propos d’U-boats, savez-vous qu’il y en a quatre amarrés dans le port de glace ?
— J’y ai jeté un coup d’œil ce matin, acquiesça Pitt. Ils sont aussi propres que le jour où ils sont sortis de l’usine.
— Mes mécaniciens sont allés à bord pour les étudier. Ils ont été sacrément impressionnés par la haute qualité de la technologie créée quand leurs grands-parents n’étaient encore que des lycéens.
— Pour quiconque est né après 1980, la Seconde Guerre mondiale doit paraître aussi ancienne qu’à nos parents la guerre de Sécession.
Pitt s’excusa et alla jeter un coup d’œil aux passagers descendant la passerelle d’un Bœing 737 qui venait juste de rouler jusqu’au hangar. Une femme, portant un bonnet tricoté d’où s’échappaient des cheveux roux comme une cascade de feu, s’arrêta un moment et regarda autour d’elle, s’émerveillant de l’activité de ruche du hangar. Puis elle tourna les yeux dans sa direction et son visage s’éclaira.
Pitt se dirigea vers elle, mais fut dépassé par Giordino qui courut, prit Pat O’Connell dans ses bras musclés et la souleva aussi facilement qu’un coussin de plumes, la faisant tourner sur place. Puis ils s’embrassèrent avec passion.
Pitt les regarda, surpris. Quand Giordino reposa Pat sur ses pieds, elle regarda autour d’elle et fit un signe de la main. Pitt lui posa un léger baiser sur la joue, se recula et dit :
— Est-ce que j’ai manqué un épisode ou est-ce que vous avez un penchant particulier l’un pour l’autre ? Pat rit avec gaieté.
— Al et moi nous sommes regardés dans les yeux à Buenos Aires et quelque chose de merveilleux est arrivé entre nous. Il regarda sèchement Giordino.
— Comme quoi ?
— Comme de tomber amoureux.
Pitt n’était plus surpris. Il était abasourdi.
— Vous êtes tombés amoureux ? Giordino haussa les épaules et sourit.
— Je ne peux pas te l’expliquer. Je n’ai jamais ressenti ça auparavant.
— Est-ce que ça signifie que tu mets fin à notre collaboration ?
— Mon vieux, toi et moi avons traversé des tas de choses ensemble, les aventures les plus folles qu’il m’ait été donné de vivre. C’est un miracle que nous soyons encore vivants et nous avons plus de cicatrices qu’il n’en faut pour le prouver. Il faut regarder les choses en face. Nous ne rajeunissons pas. Mes articulations commencent à craquer quand je me lève le matin. Nous devons envisager de ralentir un peu. (Il se tut un instant et sourit.) Et puis, bien sûr, il faut penser à Mamma Giordino.
— Tu as une mère ? demanda Pat en plaisantant.
— Mamma et toi allez fameusement vous entendre, répondit Giordino. Mamma dit que je ne peux pas rester éternellement célibataire si je veux lui donner des petits Giordino à engraisser avec ses fameuses lasagnes.
— Eh bien, nous ferions mieux de nous dépêcher, dit Pat en riant. À trente-cinq ans, il ne me reste pas grand temps pour mettre au monde une nouvelle génération.
— Vous avez Megan, remarqua Pitt.
— Oui, et elle adore Al. Pitt fit mine d’être étonné.
— Megan a une bonne opinion de ce personnage bizarre ?
— Pourquoi pas ? dit Pat. Il lui a sauvé la vie.
Pitt omit de faire remarquer qu’il n’avait pas été étranger au sauvetage de la mère et de la fille, lui aussi. Ni qu’il ressentait une tendresse pour Pat qui dépassait la simple amitié.
— Bon, eh bien je suppose que je n’ai plus qu’à vous donner ma bénédiction et exiger d’être témoin à votre mariage.
Giordino mit un bras autour de l’épaule de Pitt et dit mélancolique :
— Je n’imagine aucun être humain que j’aimerais davantage me servir de témoin.
— Avez-vous fixé une date ?
— Pas avant six mois, répondit Pat. L’amiral Sandecker s’est arrangé pour que je dirige le projet de déchiffrage et de traduction des inscriptions amènes trouvées dans la cité perdue. En fait, ça prendra des années, mais je ne crois pas qu’il m’en voudra si je rentre avant pour épouser Al.
— Non, dit Pitt en essayant d’assimiler la promesse de mariage inattendue d’Al. Je ne le pense pas.
Le lieutenant Miles Jacobs s’approcha et salua avec décontraction.
— Monsieur Pitt ? Le major Wittenberg aimerait vous dire un mot.
— Où puis-je le trouver ?
— Le général Guerro et lui ont installé un poste de commandement dans un des bureaux de maintenance des avions, au bout du hangar.
— J’y vais, merci. (Pitt se tourna vers Giordino.) Tu ferais bien d’installer Pat dans un des entrepôts vides. Elle pourra y vivre et mettre au point son projet concernant les inscriptions.
Sur quoi il se plongea dans le tourbillon d’activités du poste de commandement militaire.
Wittenberg fit signe à Pitt de s’asseoir quand il pénétra dans l’un des bureaux que les esclaves russes avaient creusés dans la glace près de soixante ans plus tôt. On avait installé un centre de communication, dirigé par deux opérateurs. L’endroit où ne cessaient d’entrer et de sortir des civils et des militaires était pire qu’un asile de fous. Le général Guerro se tenait dans un coin devant un grand bureau métallique, entouré de scientifiques exigeant qu’on leur envoie en priorité les équipements spéciaux dont ils avaient besoin pour commencer à dégager la glace qui ensevelissait la cité ancienne. Il n’avait pas l’air heureux en s’excusant du retard.
— Avez-vous trouvé les reliques ?
— Nous avons été trop occupés pour chercher, répondit Wittenberg. J’ai pensé vous refiler le bébé. Si vous réussissez, prévenez-moi, je mettrai un transport militaire à votre disposition pour rentrer aux États-Unis.
— Je ne tarderai pas à revenir vous voir, dit Pitt en se levant. Je crois savoir où les Wolf les ont cachées.
— Encore une chose, monsieur Pitt, dit sérieusement Wittenberg. Ne dites rien à personne. Il vaut mieux que les reliques soient enlevées discrètement, avant qu’un tas de fadas aient vent de leur existence et remuent ciel et terre pour mettre la main dessus.
— Pourquoi ne pas les détruire une fois pour toutes ?
— Ça ne dépend pas de nous. Le Président a personnellement ordonné qu’on les rapporte à la Maison Blanche.
— Je crois que je comprends, le rassura Pitt.
Tandis qu’il traversait le hangar, le poids de sa responsabilité, lui tomba sur les épaules comme un nuage noir. Mal à l’aise, il s’approcha de l’avion d’affaires des Wolf et étudia l’empennage mutilé qu’il avait écrasé avec le Croiseur des Neiges. Il ouvrit la porte d’accès et pénétra dans l’obscurité de l’appareil. Un peu de lumière entrait par les hublots cassés, assez pour lui permettre de distinguer le luxueux intérieur meublé de fauteuils et de sofas de cuir. Il sortit sa lampe et promena le rayon autour de la cabine. Il vit un bar et une crédence avec un gros appareil de télévision. Dans le compartiment arrière de la cabine, un lit géant attendait d’offrir quelques heures de sommeil à son propriétaire pendant le vol. La petite salle de bains était équipée d’une douche et d’accessoires plaqués or. Devant, près du cockpit, il aperçut une cuisine avec son four, son micro-ondes, son évier et ses placards où étaient rangés des verres et de la vaisselle de porcelaine.
Ses yeux se posèrent sur une grande boîte attachée au sol, à côté du lit. Il s’agenouilla et passa les mains sur la surface. Il tenta d’en soulever une extrémité, mais découvrit qu’elle était en bronze et extrêmement lourde. Une plaque de cuivre était vissée sur le couvercle. Il en approcha le rai de lumière et se pencha davantage. L’inscription était en allemand. En se fiant aux quelques mots qu’il avait appris, il traduisit le message en gros : « Ici reposent les trésors des âges qui attendent la résurrection. »
Il sortit les goupilles des fermoirs en les tordant et les retira puis, après une profonde respiration, il leva le couvercle à deux mains.
Quatre objets reposaient dans la caisse de bronze, tous dans des étuis de cuir et enveloppés dans du tissu épais. Il ouvrit soigneusement le premier étui et découvrit l’objet le plus petit. Il s’agissait d’une petite plaque de bronze traversée par une fissure. La partie sculptée, à l’avant, montrait un chevalier tuant un dragon. Pitt devait apprendre plus tard qu’il s’agissait d’une relique sacrée parce qu’Hitler la portait dans la poche de son uniforme le jour où on avait tenté de l’assassiner, quand les dissidents de l’armée allemande avaient déposé une bombe dans son quartier général forestier.
L’étui suivant contenait le drapeau nazi que l’amiral Sandecker avait décrit comme taché du sang d’un admirateur d’Hitler tué lorsque la police bavaroise avait tiré sur les blancs-becs du parti nazi, pendant le putsch de Munich, en novembre 1923. Il distingua la tache de sang sous le rayon de sa lampe. Il le replaça dans le tissu puis dans l’étui de cuir.
Il ouvrit ensuite un long coffre d’acajou et regarda, fasciné, la Sainte Lance, celle dont on disait qu’un centurion romain s’était servi pour percer le flanc de Jésus, la lance dont Hitler croyait qu’elle lui donnerait le contrôle de tout le destin du monde. L’image de la lance utilisée pour blesser le Christ sur la croix était trop affligeante pour que Pitt veuille s’y attarder. Il reposa doucement la relique la plus sacrée de la Chrétienté dans le coffre d’acajou et se tourna vers le plus gros des étuis de cuir.
Après avoir défait le tissu, il se rendit compte qu’il tenait une urne pesante, en argent massif, d’un peu moins de soixante centimètres de haut. Le couvercle était surmonté d’un aigle noir sur une couronne d’or entourant une croix gammée en onyx. Sous le couvercle étaient inscrits les mots Der Führer. Et en dessous, les dates 1889 et 1945 gravées sous les symboles runiques des SS. Sur la base, au-dessus d’un rang de croix gammées, on pouvait lire les noms d’Adolf Hitler et d’Eva Braun.
L’horreur frappa Pitt comme un coup de poing en pleine figure. L’énormité de ce qu’il était en train de contempler lui fit monter des frissons le long de la colonne vertébrale, son estomac se noua et son visage perdit toute couleur.
Il ne lui semblait pas possible de tenir entre ses mains les cendres d’Adolf Hitler et de sa maîtresse ou épouse, Eva Braun.